« Les administrateurs, les officiers de l’Aurès sont soit indifférents, soit franchement malhonnêtes. Quant aux dix-huit caïds de l’Aurès, ils ne sont même pas de chez nous et ne pensent qu’à l’argent. Ce sont de simples agents électoraux qui exploitent ignoblement l’ignorance des Chaouïa. » (1).
Au début des années 70, Claude Bontemps enseignait « L’histoire des institutions publiques et administratives de l’Algérie et de la France de 1750 à 1962 » à l’université d’Alger. Les notes de cours sont rassemblées dans un polycopié de 155 pages.
Dans le chapitre intitulé « Les institutions sous les Deys (1671-1830) », il notait que la présence des turcs en Algérie s’est maintenue sans grande difficulté de 1516 à 1830, plus de trois siècles. A l’examen des forces dont ils disposaient pour exercer leur domination sur les autochtones, Claude Bontemps s’étonnait de la faiblesse de leur importance numérique, moins de 10 000 miliciens recrutés dans les territoires de l’Empire ottoman. Bien qu’insignifiants, ces effectifs se sont révélés suffisants pour maintenir leur autorité partout dans les régions utiles de la Régence. Seules une partie de la Kabylie, l’Ouarsenis et M’lata, la plaine occupée par les Beni-Amer, échappaient partiellement à leur contrôle. Des yoldaches (miliciens), quelques familles makhzen et une multitude d’ordres maraboutiques pressuraient une population de petits agriculteurs et d’éleveurs dès que les gros revenus que procurait la course en méditerranée avaient chuté. L’hypothèse retenue par cet enseignant est que c’était l’absence (ou la faiblesse) du sentiment national chez les familles algériennes — celles qui composaient le makhzen, les raîya et les confréries religieuses — qui explique la facilité avec laquelle les turcs avaient exercé leur autorité. Seul le liant vertical prédominait. Le rapport au Sid-cheikh d’une zaouia, au chef d’une famille makhzen, au Bey et au Dey prévalait sur le lien horizontal. Tout au sommet, le Dey se prosternait devant l’Odjaq, l’état-major de l’Invincible Milice. Tant que le Dey accomplissait sa fonction de croupier, de collecteur et de répartiteur d’impôts entre membres de l’Odjaq, il poursuivait son « mandat » ; à défaut, il était égorgé et remplacé par un prétendant qui offrait plus. Les Pachas triennaux et leurs successeurs, Aghas et Deys, étaient égorgeables, pas limogeables. Les familles, tribus et confréries vivaient en perpétuelle compétition. Chacune recherchait aux dépens de l’autre une meilleure proximité avec les centres du Pouvoir nourricier. Pour survivre, il fallait se soumettre, payer et espérer une concession, un apanage, un manse enchâssé dans une institution factice.
La colonisation avait conservé ce type de domination dont se plaignait Mostfa Ben Boulaïd. L’indigène était abandonné à l’omnipotence des caïds, aghas et bachaghas, les agents traditionnels du contrôle des populations. Au début du XXe siècle, grâce surtout aux partis politiques, au travail ouvrier dans l’émigration et à la scolarisation, les choses avaient quelque peu changé.
A l’indépendance, ces rapports de domination se sont perpétués dans le fond. Les formes se sont modernisées. Jusqu’à la fin des années 80, les demandes de prébendes prennent les appellations successives de messages de soutien au Président en échange d’un avancement, d’une rente. Avec les “réformes‟ politiques et économiques, et à l’instigation de la police politique, les prébendiers opteront pour les dénominations de comités de soutien et de marches spontanées de soutien au président-candidat. Et quand Abdelaziz Bouteflika tomba malade, ils inventèrent le Poster encadré, un concept de substitution au Nourricier physiquement absent. Cette semaine, à Batna et à Mascara, les prébendiers ont innové en créant le Portrait à l’huile. Pour des populations en régression constante, cette totémisation choque peu de gens, ils s’habituent même à s’adresser à lui en l’appelant Âmi Tebboune. Et là où les pressureurs institutionnels exercent, ils rançonnent la population en toute liberté.
Note :
(1) Mostfa Ben Boulaïd, cité par Yves Courrière, Le Temps des Léopards, p. 415, Fayard 1969.
Angle mort le 16/02/23