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Touche pas à mes fantassins.

 

Recherché ou pas ?

“Assigné à résidence au domicile familial, Abane est obligé de pointer une fois par semaine auprès de la gendarmerie de Fort-National″. (1)

Que prévoit le dispositif légal lorsqu’une personne assignée à résidence dans un lieu aux limites territoriales précises avec astreinte au pointage devant une autorité policière ou militaire de cette circonscription se dérobe à cette obligation et disparait dans la nature ?  

Aussitôt après sa constatation, le manquement à tout ou partie des contraintes auxquelles est assujetti une personne placée sous contrôle judiciaire est porté à la connaissance de l’autorité judiciaire. Celle-ci décerne immédiatement un mandat d’arrêt aux agents de la force publique chargés de l’exécuter. Le mandat est également inscrit sur le fichier national des personnes recherchées.

Le 18 janvier 1955, Abane Ramdane quitta la prison d’El Harrach. Sur la peine de 06 années qu’il devait purger en prison, il n’en fit que 04 années et 08 mois. 02 jours seulement après sa libération, Krim Belkacem dépêcha Amar Ouamrane et Sadek Dehiles auprès de celui qui va passer pour l’Architecte de la révolution et le Jean Moulin algérien. Les émissaires lui proposèrent « d’entrer dans la révolution et d’accepter de hautes responsabilités dans l’Algérois » (2).

Dès lors, les jours de Rabah Bitat étaient comptés. Abane tergiversa pendant un temps. Il revendiquait le statut de chef, pas celui d’un assistant qui consacre son temps à jouer les seconds rôles. Ses conditions acceptées, il quitta son douar pour Alger. « Le soir même, les gendarmes qui étaient affectés à la surveillance d’Abane Ramdane constataient son absence et ajoutaient son nom aux fiches de recherche. Abane venait de rentrer dans la clandestinité. Sous son signalement, les policiers inscrivirent : très dangereux. Ils ne savaient pas encore à quel point » (3).

Témoignage du colonel Henri Jacquin, chef du Bureau d’Etudes et Liaison.

"Ainsi patronné, Abane Ramdane devient une personnalité à peine clandestine. Il suffit de frapper à la bonne porte pour le rencontrer. Nous connaissons la présence d’Abane Ramdane à Alger, ses complicités dans les milieux européens et ses relations avec des personnalités de la ville, dira M. (Albert) Rauzy, Dir. de la Sûreté du Territoire. A plusieurs reprises la DST a demandé au procureur de la République des mandats pour entendre les suspects et pour procéder à des perquisitions jamais elle ne les obtint, le cabinet de M. Soustelle s’y opposant" (4)

Pourquoi Jacques Soustelle et Henri-Paul Eydoux, tous deux des anciens du B.C.R.A., le premier, ethnologue de formation et directeur de la D.G.E.R. en 1944-1945, et le deuxième, numéro 2 dans les Renseignements Généraux, un as dans le montage des opérations politiques clandestines, avaient interdit au Procureur de la république de délivrer les mandats demandés par Albert Rauzy, directeur de la D.S.T. ? Pourquoi ce duo, conseillé par Jean Servier et Germaine Tillon, deux ethnologues qui avaient longtemps travaillé sur les communautés kabyles et qui figuraient dans le Cabinet civil de J. Soustelle, avait-il empêché la D.S.T. d’entendre Abbane Ramdane et ses complices ? Pourquoi ce Gouverneur général de l’Algérie et son conseiller avaient-ils entravé les demandes de perquisition de l’appartement occupé par Abbane et les domiciles des personnalités européennes avec lesquelles il était en contact. Abbane Ramdane, ne faisait-il pas l’objet d’un mandat d’arrêt depuis qu’il avait cessé de pointer à la gendarmerie de Fort-National (Larbaâ-Nath-Irathen) ?

On peut légitimement penser que le colonel Henri Jacquin pose, dans l’intention de nuire à la mémoire du “Jean Moulin algérien″, une bombe au milieu de ses feuilles. L’ancien chef du B.E.L. est l’officier qui avait embarqué tout l’état-major de la Wilaya IV pour le déposer au milieu de la nuit du 10 au 11 juin 1960 dans le bureau du Général de Gaulle. Cette reddition est connue sous les noms de l’Affaire Si Salah et l’Opération Tilsit, un coup d’éclat qui n’a d’égal que celui de Paul-Alain Léger, le capitaine qui avait manié à sa guise l’état-major de la wilaya III, réduit à une bande de tortionnaires, dans ce qu’on appelle la Bleuite.

Nous sommes forcés de croire le colonel Jaquin parce que ses révélations sont confirmées par le colonel Amar Ouamrane en personne.    

Témoignage du colonel Amar Ouamrane :

En ce temps-là, il n’y avait pas de zone autonome, Yacef Saâdi était un simple moudjahid. C’est lui cependant qui nous avait procuré à Bitat, Krim, Abbane et à moi-même des refuges quand, à Alger, il n’y avait personne pour le faire. Quand, plus tard, Yacef Saâdi fut pris par les français, le juge d’instruction Bérard lui avait dit qu’il serait très désireux d’avoir la tête de Krim, d’Abbane et d’Ouamrane. Il les voulait morts ou vifs. Nous avions des informateurs à la prison de Barberousse et nous étions tenus au courant de tout le déroulement de l’entretien. Le juge savait que Abbane, Krim et Ouamrane tournaient du côté du « tournant Rovigo » (au bas de la rue Debbih Cherif). Il avait ajouté que Krim portait un costume gris, Abbane un costume noir et Ouamrane un costume bleu marine, cravate rouge, etc…C’était la stricte vérité ; il nous avait mis knock-out.

Nous avons appris par la même source que Yacef Saâdi avait accepté le marché et qu’il avait consenti à donner l’un de nous. Une fois celui-ci sorti de prison (septembre 1955), je reçus à Bordj Mnaïel un message de Krim et d’Abbane me demandant de le tuer ou de faire en sorte qu’il ne revienne plus à Alger". (5)

Qui était le juge Jean Bérard ?

A la mi-novembre 1954, « l’intelligent et dangereux » Jacques Chevallier, secrétaire d'Etat à la guerre du 19 juin 1954 au 20 janvier 1955, puis ministre de la Défense nationale du 20 janvier au 23 février 1955, “appuya avec succès sa demande de mutation de Tizi-Ouzou à Alger, au nom de « l'intérêt national ». « Sur sa demande, il fut nommé à Tizi-Ouzou en janvier 1949, puis, le 07 décembre 1954, et toujours sur sa demande, il fut affecté à Alger. Albert François Byr, le sous-préfet de Tizi-Ouzou qui exprima dans un courrier son mécontentement lorsqu’il apprit la libération conditionnelle d’Abane Ramdane et demanda à sa hiérarchie des explications sur cette décision, fut éloigné à Paris, au ministère de l'Intérieur ! (6)

Après 06 années passées au tribunal de Tizi-Ouzou, le juge Bérard s’était « spécialisé dans les informations contre les nationalistes et les terroristes algériens », comme indiqué sur sa feuille annuelle de notation, qui le qualifie d’« excellent juge d'instruction ».

Bérard était « le juge-émissaire de François Mitterrand auprès du général Massu ». Paul Aussaresses affirme « qu’il entretenait les meilleures relations" avec ce juge qui "couvrait et avait une exacte connaissance de ce qui se passait la nuit ». L’assassin de Larbi Benmhidi précise que ce juge d’instruction avait pour mission d'en "tenir le cabinet de Mitterrand directement informé » (7). Le magistrat n’a pas eu une carrière qu’il espérait. En revanche, il avait accès à des dossiers très sensibles.

Pourquoi le juge Bérard a-t-il sollicité le concours de Yacef Saâdi pour son projet d'arrestation du trio kabyle ? Avait-il effectivement besoin de sa collaboration ou était-ce juste du cinéma pour faire accréditer la croyance que les dangereux Krim, Ouamrane et Abane étaient activement recherchés ? Le juge-émissaire de François Mitterrand avait une parfaite idée des lieux fréquentés par les trois kabyles. En quoi Yacef Saâdi pouvait-il contribuer à leur arrestation ? Outre le fait que la DST était informée sur le lieu où Abane était logé, le juge Bérard était parfaitement renseigné sur les moindres détails vestimentaires, telles les couleurs des costumes, des cravates et peut-être des sous-vêtements du Lion des djebels, de l’Architecte de la révolution et du Chameau des Iflissen. Le protégé de Jacques Chevallier savait où les trouver avec précision, il pouvait facilement leur dresser une souricière et les faire ramasser par des policiers habillés en civil sans la participation de mouchards. C’était son devoir de les faire arrêter puisqu’ils étaient tous trois recherchés. Amar Ouamrane fut arrêté lors des élections municipales organisées en octobre 1947, il s’était enfui en tirant sur un gendarme. Il fut condamné à mort par contumace et recherché depuis cette date (8). Krim Belkacem, quant à lui, était condamné à mort par contumace deux fois, en 1947 puis 1950. Il était recherché depuis cette date (9).

Pendant les six longues années passées au tribunal de Tizi-Ouzou, le juge Jean Bérard avait sûrement connu de très près ces clients qui menaçaient si dangereusement l’ordre colonial. Pour accomplir leur inquiétante mission, ils devaient nécessairement rester en liberté, disposer pleinement des avantages de la mobilité et agir sans contrainte partout où l’intérêt national le commandait.

Notes :

  1. Khalfa Mameri : ‟Abane Ramdane, une vie pour l’Algérie″, page 70. Editions Karim Mameri non daté. 
  2. Yves Courrière Historia Magazine n° 198, in Khalfa Mameri op.cit. page 94.    
  3. Yves Courrière : Le Temps des Léopards, Fayard 1969
  4.  Colonel Henri Jacquin « La guerre secrète en Algérie », pages 116-117. Ed. Orban 1977.  
  5. Daho Djerbal : Lakhdar Bentobbal, Mémoires de l’intérieur, page 288, Editions Chihab 2021.
  6. Claude Paillat : La Liquidation 1954-1962, page 164. R. Laffont 1972.
  7. Paul Aussaresses : "Services spéciaux, Algérie 1955-1957" Ed. Perrin 2001
  8. Benjamin Stora : Dictionnaire biographique des militants nationalistes algériens 1926-1954 pages 182-183.
  9. bid., 329.  

Angle Mort le 22/01 /23.