La Glorieuse Mafia (*).
Au début de juin 1964, Khider, dont la marge de manœuvre se réduit dangereusement, souhaite sortir d’Algérie pour mettre son trésor à la disposition des opposants qui ont pris le maquis. Mais il ne peut être autorisé à sortir seul. Il propose donc à Aït el Hocine, son successeur aux finances du FLN, de l’accompagner à l’étranger pour visiter les banques où des comptes sont ouverts à son nom, et, dit-il, pour y effectuer la passation des pouvoirs. Khider suggère de se rendre d’abord à Tunis. Les deux hommes sont accueillis à leur descente d’avion par l’ambassadeur d’Algérie ; celui-ci les informe d’emblée que le voyage est inutile, puisque le compte a déjà été vidé. Khider et Hocine laissent éclater leur fureur. Dans le cas du premier, elle est feinte : il n’a proposé Tunis que pour pouvoir quitter l’Algérie. Prétextant des formalités à effectuer à Genève, Khider refuse d’écouter Hocine qui lui demande de rentrer au pays. La mort dans l’âme, celui-ci regagne seul Alger.
Khider se rend effectivement à Genève et, du 8 au 30 juin, retire les fonds déposés à la BCA (Banque Commerciale Arabe) et les place sur des comptes à numéros dans d’autres banques afin de les soustraire à l’emprise de Ben Bella. Il ouvre également un compte à son propre nom à l’Arab Bank de Zurich, auquel il fait virer par la Banque Arabe de Beyrouth une somme de deux millions de francs suisses. Une fois tous ces fonds à l’abri, Khider entend bien aider les opposants à Ben Bella qui ont pris le maquis.
De son côté, Ben Bella s’active. Le 5 juin, il délivre un ordre de mission à Aït el Hocine, l’invitant à récupérer « toutes sommes qu’était censé lui remettre Khider » et, le cas échéant, à « faire geler tous avoirs déposés par ce dernier auprès de tout organisme financier ou bancaire ». Aït el Hocine part alors pour Genève exécuter sa mission. Le 12 juin, en compagnie de Khider, il a un entretien avec Genoud, administrateur de la BCA : il n’obtient rien. Après de nombreuses démarches, le 4 juillet, il fait procéder à un séquestre civil des fonds supposés se trouver encore à la BCA, puis, deux jours plus tard, il substitue à cette procédure civile une plainte au pénal pour abus de confiance contre Mohammed Khider…
Pendant que Hocine cherche à récupérer l’argent du FLN déposé au seul nom de Khider, ce dernier distribue des fonds à Boudiaf, chargé de les remettre au commandant Moussa (Hassani), à Aït Ahmed et à Chaâbani qui, tous trois ont pris les armes. Khider entend peser sur le cours des événements en finançant la rébellion contre Ben Bella. Plus grave, Hachour Hachemi, homme de confiance de Khider, a pris contact avec le SDECE au printemps pour obtenir que les services français procurent des armes au maquis kabyles. L’Elysée a accepté. Les armes tchèques sont payées grâce aux fonds dont disposent Khider. Mais tout cela prend du temps et quand la première livraison, acheminée à bord d’un DC4 aux couleurs maquillées des Libyan Airlines, arrivera en octobre au-dessus de la Kabylie, le chef de l’insurrection, Aït Ahmed, beau-frère de Khider, aura déjà été arrêté par la police de Ben Bella.
(…)
La chute de Ben Bella (le 19 juin 1965) interrompt les discussions en vue de régler le problème du « trésor du FLN ». Khider, toujours optimiste, salue néanmoins avec sympathie le changement intervenu à Alger. Genoud n’a pas la même appréciation et en fait part à son ami :
- Je pense que la plus grande réserve s’impose et que l’on regrettera Ben Bella.
Un silence. Khider lui répond :
- Vous avez peut-être raison, mais j’ai déjà envoyé un message de félicitations...Ce qui est fait est fait !
Genoud commente avec sévérité les déclarations de certains des amis de Ben Bella comme Bedjaoui, son ministre de la Justice, qui dénonce à présent la « justice du tyran » : ainsi, après avoir trahi ses amis Ferhat Abbas et le Dr Francis sous Ben Bella, le voici maintenant qui « trahit » Ben Bella sous Boumediene.
(…)
Si Genoud peut-être considéré comme blanchi des accusations portées contre lui dans l’affaire du « trésor du FLN », cette histoire compliquée n’a toutefois pas encore livré tous ses secrets. A combien se montait ce trésor ? Qu’en est-il advenu ?
Au départ, il y avait, selon François Genoud, 42 millions de francs suisses déposés à la BCA. Selon un Algérien proche du dossier :
- 10 ont servi à l’augmentation de capital datant de 1964 ;
- 2 ont été virés sur un compte à numéro en Algérie ;
- 6 sont allés à Aït Ahmed ;
- 6 à Boudiaf, qui a pris la part de Moussa sans rien lui en dire (Boudiaf ne lui a fait parvenir que 200 000 francs français) ;
- Bitat, Lebjaoui et Khider en ont récupéré chacun une partie ;
- Plus de 3 millions ont été déposés en liquide par Khider à la Banque Populaire Arabe, en Suisse ;
- Une partie a servi, on l’a vu, à payer des armes destinées au maquis de Kabylie.
Le fameux « trésor du FLN » a suscité bien des convoitises, des haines et des violences. Beaucoup de sang a été versé autour de ce magot. Parce que le pouvoir algérien avait peur de ceux qui le possédaient en totalité ou en partie. Parce que ceux qui pensaient avoir droit à en toucher une portion estimaient avoir été lésés.
Miloud Brahimi se souvient ainsi que Khider lui proposa la part qu’il réservait à moussa. Il conseilla alors à Khider de solliciter plutôt Boudiaf pour jouer les intermédiaires. Il n’ignore pas que Boudiaf reçut effectivement ensuite la part de moussa et il fut le témoin, quelques mois plus tard, d’une violente altercation entre les deux hommes devant l’hôtel d’Angleterre, à Ouchy :
- Tu m’as trahi ! hurlait Moussa à l’adresse de Boudiaf.
- * : Le titre de l'article est de la rédaction du blog
Pierre Péan : L’Extrémiste. François Genoud, de Hitler à Carlos. Fayard 1996
Angle mort le 28 juin 2022