Mme Veuve Abane-Dehiles.

Le mystère Izza

On l’appelait Isa, Izza et Saliha sans qu’on sache précisément qu’elle était son prénom d’état-civil. Elle portait le nom de son père, Bouzekri, un immigré marocain, mais le patronyme est quelquefois orthographié Benzekri. A Djamila Amrane, elle disait qu’après obtention du CEP en 1942, elle poursuivit sa scolarité à la medersa E-Chabiba. Dans cette école libre, Saliha soutient que Hacène Fodhala el Ouartilani, un instituteur, lui avait laissé un souvenir inoubliable ; le cheikh initiait ses élèves au patriotisme par des chants religieux et l’enseignement de l’histoire.

Pour limite d’âge, elle avait quitté la medersa en 1947 et adhéra à l’Association des femmes musulmanes algériennes (AFMA). Atteinte de tuberculose en 1949, son frère, engagé dans la marine française, l’avait fait soigner à l’hôpital de Marseille pendant 6 mois, durée minimale pour le traitement d’une telle maladie au début des années 50. C’est en 1949 que les médecins avaient commencé à administrer aux tuberculeux la streptomycine, le premier antibiotique efficace contre le bacille de Koch. L’isoniazide, qui, en association avec la streptomycine, va réduire le nombre de victimes, n’est conçu qu’en 1952. Après des soins à l’hôpital de Marseille, elle avait passé 15 mois de convalescence dans un sanatorium à Annecy, dans la Haute-Savoie, où elle avait profité de ce répit pour apprendre la sténodactylographie. Son séjour en France avait duré près de deux années.

Elle est de retour à Alger en 1951. (Cf lien.)  

    

« A mon retour à Alger, je me suis inscrite à l’école Pigier en 1951. Des militants m’ont proposé une place à la mairie mais je ne voulais pas travailler à la solde de l’administration. J’ai travaillé jusqu’en 1955 chez un avocat français, maître Boyer qui était un homme bien.

Du point de vue militantisme, pour moi de 1949 à 1955 c’est le grand vide. J’ai commencé à militer en août 1955. Un instituteur d’une école libre, Hocine el Milli, avec lequel je discutais des évènements politiques et auquel j’avais dit que je cherchais un contact m’a mise en relation avec Nassima Heblal. Je faisais la liaison entre Abane Ramdane et Rachid Amara. Abane m’a tout de suite demandé si je savais taper à la machine et si je savais conduire. Je savais taper à la machine et j’ai appris à conduire. Je travaillais chez l’avocat et je m’arrangeais pendant mon travail pour taper des stencils pour des tracts. “L’Appel aux intellectuels, par exemple. Cela a duré jusqu’à l’arrestation d’Amara.  Un militant qui était gargotier m’a avertie de l’arrestation de Mohamed Lounis et de Rachid Amara. J’ai tout de suite été prévenir Nassima, elle habitait près du Jardin d’Essai. Ils étaient en train de l’arrêter, elle était menottée, je n’en revenais pas ! j’avais des tracts et une lettre pour Abane dans ma serviette.  Je leur ai dit que je venais inviter madame Heblal, sa mère, de la part de la mienne. Ils étaient en train d’interroger Nassima, ils m’ont demandé mon identité et m’ont laissée repartir. Ils voulaient certainement me filer. Je me suis mise à réfléchir rapidement. J’ai pris le tramway vers le Champ de Manœuvre, j’ai vu une 2CV grise qui suivait et sans doute un policier dans le bus. Je suis alors rentrée directement chez moi, sans aller voir personne. A la maison j’ai déchiré tous les documents que j’avais. Ma mère disait : « Ah, maintenant tu as peur ! « Non, je prends des précautions. » Puis je lui ai demandé d’aller à la faculté attendre Hafsa Bisker pour la prévenir de l’arrestation de Nassima.

Je faisais les vitrines, je jouais à la jeune fille sage.  Pendant quinze jours j’ai perdu le contact. Je me suis tenue bien tranquille, je travaillais et à la sortie du bureau ils m’attendaient avec leurs chapeaux et leurs gabardines.

Le 24 décembre 1955, Mohamed Ben Yahia est venu me voir au bureau et m’a prévenu que Abane voulait me voir. Je l’ai trouvé à son refuge avec Ouamrane, il m’a demandé de prendre le maquis sans avertir ma famille mais je voulais prévenir ma mère, j’ai insisté. Ouamrane lui a dit de me laisser y aller. J’ai laissé un mot dans la corbeille à pain pour ma mère. Ne m’attendez pas, je pars au maquis. Je vous embrasse.

Je suis repartie au refuge, j’insistais pour partir au maquis. Abane me disait : que vas-tu faire là-bas ? Tu vas attraper des poux.

Finalement, fin janvier j’ai été envoyée à Oran chez la mère du docteur Nekkache pour apprendre les notions du secourisme mais je ne suis pas partie au maquis. Au bout d’un mois, Abane m’a réclamée et je suis revenue à Alger où j’ai vécu dans son refuge. Abane Ramdane avait un refuge 20, rue Bastide, près de l’hôpital Mustapha qui n’était connu que de Ouamrane, Benkhedda et Akli Saïd, un gargotier mort au maquis. C’est tout personne d’autre ne le connaissait. Je l’y ai rejoint fin janvier 1956. Nous y vivions en famille ». Fin de citation.

Dans ce texte, elle affirme que “c’est Abane qui lui demande de prendre le maquis″, (lien). Mais dans celui écrit par Ali et Nafissa Dehilès, ses enfants, c’est elle qui exprime “le désir de prendre le maquis contre l’avis d’Abane″. Aucun doute que cet article est un conte où Izza, Abane et Dehilès, ses époux successifs, sont les stars d’une fiction de série B. 

Nassima Hablal :

Retenons une date : En page 9 de cette contribution, Lamine Khan dit que Rachid Amara a été arrêté le 07 décembre 1955. Cette date est importante. Salim Benkhedda affirme que “Nassima Hablal est arrêtée une première fois en avril 1955 sans que l'on trouve des éléments à charge, en raison de son adresse qui a été retrouvée sur Amara Rachid lors de son arrestation. ″. La veuve Abane-Dehilès, quant à elle, dit que Hablal a été arrêtée en octobre 1955, environ deux mois avant la capture de Rachid Amara. C’est donc impossible. Si on doit se fier aux dates indiquées par Lamine Khan, Salim Benkhedda et Saliha Bouzekri, Rachid Amara a été arrêté après l’emprisonnement de Nassima Hablal. Il est possible que Amara ait été appréhendé à la découverte de son adresse sur Nassima Hablal, “la première femme contactée par Abane″, et non pas l’inverse. A la libération de Nassima Hablal, Abane l’affecta à l'UGTA où, à titre de permanente, elle assurait la frappe des journaux El Moudjahid et L'Ouvrier Algérien. Elle est à nouveau arrêtée le 21 février 1957. C’était lors de la grève des 8 jours. Après la tournée dans les centres de tortures, elle est condamnée à 5 années de prison pour atteinte à la sûreté de l’Etat.

Fatima Benosmane née Zekkal :

Pionnière dans le PPA-MTLD, Fatima Benosmane est parmi les fondatrices de l’Association des femmes musulmanes algériennes (AFMA) en 1947. Le Parti communiste avait créé l’Union des Femmes Algériennes (UFA) en 1944. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, la question féminine devenait un enjeu politique et sociétal crucial entre communistes, nationalistes, religieux et libéraux. Il ne restait à Messali hadj qu’à trouver des femmes en mesure de damer le pion à la combative Alice Sportisse. Fatima était l’une d’elles.   

Un extrait de son témoignage :

“C'est à la libération de Abane Ramdane que les choses sont devenues plus claires pour nous et que nous nous sommes engagés. Abane Ramdane m'a contactée. J'ai fait des liaisons, des hébergements ; très rapidement pour des raisons de sécurité, il m'a été interdit d'avoir des contacts avec d'autres militants. J'ai travaillé directement et uniquement avec les membres du CCE. Chaque fois qu'ils avaient besoin de caches, d'acheter des appartements, de guides pour leurs déplacements, etc., je les aidais. J'ai été arrêtée tout de suite après la grève des huit jours, j'avais trois enfants. Mes enfants sont restés avec mon mari et ma sœur. ″

    

Fatima fut arrêtée lors de la grève des 8 jours, en février 1957. Elle avait enduré le calvaire à la villa Mireille, la villa Sésini et le camp de Beni-Messous. Elle passera 3 années en prison, d’abord à Serkadji et el Harrach avant d’être éloignée à Niort, dans le sud-ouest de la France. Elle est la fille de Mohammed Zekkal. C’est Messali hadj qui arrangea le mariage de Fatima avec Abdelkrim Benosmane en 1948.  Mohammed Zekkal, sa fille et Abdelkrim Benosmane étaient tous trois des militants proches de Messali. Aux yeux de Abane Ramdane, ces proximités avec Messali étaient des handicaps insupportables.

On a donc trois femmes qui avaient travaillé avec Abane Ramdane puis, à partir de septembre 1956, avec les membres du CCE. Nassima fut arrêtée une première fois en 1955, comme si elle devait être éloignée pour céder sa place à celle qu’elle avait recrutée. Cette méthode avait servi contre Rabah Bitat le 16 mars 1955. Nassima Hablal et Fatima Benosmane étaient définitivement écartées en février 1957. A compter de cette date, ces pionnières vont croupir en prison.  

Revenons à Mme Abane-Dehilès :

"Elle resta enfermée durant 03 mois à taper sur sa machine dactylographe les résolutions du congrès de la Soummam"  

Ali Dehiles affirme que sa mère a passé 91 jours enfermée dans un endroit tenu secret à taper un texte de 31 pages sur feuille A4 ! Pendant les 15 mois de requinquage dans un centre de repos en Haute-Savoie elle avait appris la sténodactylographie, “l’art d’écrire aussi vite que la parole″. Et à son retour à Alger, elle est embauchée comme secrétaire-dactylographe au cabinet d'un avocat. Avec toutes ces qualifications professionnelles, madame veuve Abane-Dehiles mettait 3 jours entiers pour transcrire une page sur sa machine ! La défunte devait être une sacrée architecte de la sténodactylo.

 "J’ai attendu 4 mois que mon mari (Abane Ramdane) se manifeste avant de décider de repartir à Tunis. Il me fallait une carte d’identité pour voyager et j’ai dû prendre mon courage à deux mains pour aller dans un commissariat, voilée parce que j’étais recherchée, afin de me faire refaire une carte d’identité. Le miracle s’est produit. Un jeune inspecteur que mon air triste et perdu avait sans doute ému, s’est démené pour me faire en un temps record ma carte d’identité. Je repars donc en Tunisie via Nice puis Rome". (1)

Saliha est donc une jeune révolutionnaire qui milite dans une organisation indépendantiste passée à l’action armée. Disons que cette organisation porte le prestigieux acronyme de F.L.N et dont le chef était son mari ; naturellement, les autorités coloniales l’ont classée terroriste.  Notre héroïne sait qu’elle est recherchée par la police coloniale. Elle le sait et elle le dit. Elle est même activement recherchée parce que les flics doivent sans doute savoir qu’elle est l’épouse d’un gros poisson, le Cerveau de la révolution qu’il faut impérativement empêcher de fonctionner. Et le plus tôt serait le mieux.

Dans ces conditions, les précautions d’usage que la jeune révolutionnaire doit prendre sont connues et appliquées partout où l’on milite clandestinement dans une organisation de ce type et dont les membres, quand ils sont capturés, sont tués sinon longuement torturés avant d’être condamnés à de lourdes peines de prison pour “atteinte à la sureté extérieure de l’Etat″. Les mesures à prendre en pareil cas sont connues. Il faut trouver une planque sûre où se mettre à l’abri et au moins une seconde cachette comme gîte de recours ; il faut ensuite limiter ses mouvements au strict nécessaire, éviter les lieux où les policiers et leurs mouchards peuvent débarquer à l’improviste ; il faut également se peinturlurer la tronche pour ne pas être reconnue, changer de coiffure et porter des lunettes ; précaution importante, il faut impérativement se débrouiller une fausse pièce d’identité, au moins une, l'idéal est d'en avoir plusieurs et faits par des professionnels du faux. Si elle doit passer les frontières, les faux documents de voyage doivent paraître authentiques.  

En gros, c’est ça la conduite à tenir pour un homme ou une femme politique qui active dans une organisation qui affronte l’armée française, une armée sanguinaire soutenue par une bourgeoisie pied-noire barbare, une armée qui sortait de deux grosses déroutes, l’une sur son propre sol et l’autre en Indochine.

Entre le premier voyage en Tunisie (janvier 1958) et le second dont elle relate les circonstances à Belaid Abane (vers mai/juin 1958), les militants clandestins recherchés par les militaires, les policiers, les juges et les mouchards se rendaient donc dans les commissariats de police refaire leurs pièces d’identité arrivées à expiration et voyager sans le moindre risque. Et comme Isa était l’épouse de l’Architecte de la Révolution, cette façon d’opérer n’étonne personne dans une ville où des officiers français venaient de constituer un Comité de Salut Public présidé par un Massu dont la troupe s'était habituée à embarquer et à tirer même sur les morts.  Cette conduite de l'épouse du “Cerveau de la révolution″, recherchée par la police, parait acceptable dans une cité où même les chats de gouttière évitaient de miauler !

S’il était consciencieux, le jeune inspecteur de police aurait pu lui épargner la peine du déplacement jusqu'au commissariat, le risque d’être reconnue, l’enquiquinant port du voile et lui ramener à domicile les billets pour Nice-Rome-Tunis offerts par le colonel Yves Godard et une carte d’identité valide délivrée par le colonel Roger Trinquier et l'accompagner dans son voyage.

Il est clair que de la même manière que le cabinet de Jacques Soustelle, et à sa suite celui de Robert Lacoste, l’ami de Pierre Boursicot, s’opposait à l’arrestation d’Abane Ramdane et de ses compagnons, il fallait aussi laisser libre de ses mouvements Saliha Bouzekri alias Isa. Cela va de soi. (Cf lien)

Notes : (1) Belaïd Abane :"Vérités sans tabous, l’assassinat d’Abbane Ramdane", page 187, éditions El-Diar El-Othmania 2017

Angle Mort le 10 février 2023