“Chaque fois que vous vous retrouvez du côté de la majorité, il est temps de vous arrêter et de réfléchir‟. Mark Twain
“Et si, ce soir du 28 mars (1955), Soustelle attendait des visiteurs, c’était dans cette optique : rassurer la communauté musulmane, calmer les appréhensions, la panique que l’annonce de l’état d’urgence avait fait naître. [Le commandant Vincent] Monteil avait proposé à Soustelle de lui faire rencontrer des représentants des mouvements nationalistes de toute tendance : un représentant des ulémas réformistes, un membre de l’U.D.M.A. de Ferhat Abbas. Deux M.T.L.D. : un messaliste, un centraliste.
« Qui pensez-vous m’amener ? avait demandé Soustelle.
— Le Cheikh Kheireddine, qui est le vice-président des ulémas, Me Ouagag, un messaliste, qui est président du Comité de secours aux victimes de la répression. Ceux-là sont des durs. Des hommes avec qui il faut compter. Il pourrait y avoir le Dr Ahmed Francis, le bras droit de Ferhat Abbas.
— Il faudra aussi que je voie Ferhat Abbas. Mais plus tard. Et ensuite ?
— Un centraliste : Hadj Cherchali. C’est tout ce que j’ai pu trouver dans ce domaine. Son « dossier de moralité » n’est pas fameux, on y parle d’escroquerie, de traite des blanches… Mais il transmettra ce que vous direz. Les autres centralistes, les « bien », sont encore en prison !
— Bon, amenez-moi vos hommes. Mais discrètement. »
Car, en 1955, l’ambiance est telle à Alger, les groupes de pression si influents, la presse toujours prête à enflammer les esprits, que si le gouverneur général entendait recevoir en plein jour, à son bureau du G.G., une délégation « représentative » musulmane, on crierait à la trahison. Soustelle — nommé par Mendès, ne manquerait-on pas de souligner — se prépare à brader l’Algérie ! Il fallait agir discrètement. À la sauvette. Cela non plus n’était pas fait pour simplifier les choses. C’était, consciemment ou non, traiter les musulmans en « pestiférés ». Heureusement, le travail de contact accompli par Monteil, la confiance amicale qu’avaient en lui la plupart de ceux qu’il avait rencontrés feraient passer sur bien des détails. De plus, Soustelle voulait profiter de cette rencontre pour jeter les bases d’une politique qu’il entrevoyait et qui — parallèlement à l’intégration qui restait son cheval de bataille — permettrait la création d’une troisième force composée d’Algériens avec qui on puisse discuter honorablement, qui ne soient pas des assassins comme Ben Boulaïd, ou ce Chihani qui l’avait remplacé dans l’Aurès, ou Krim et Ouamrane. [Le commandant Vincent] Monteil l’avait d’ailleurs expliqué à [Benyoucef] Benkhedda lors de son entrevue à la prison de Barberousse :
« La France devra un jour « discuter », elle ne le fera jamais avec des assassins, mais elle peut parler avec vous qui êtes des modérés, des gens de culture française. »
Voilà, c’était cela. Des modérés. Des gens de culture française. Il fallait se les attacher. Les « monter en épingle », jouer sincèrement avec eux. L’armée écrasant la rébellion, l’intégration se faisant par paliers et une troisième force musulmane venant rejoindre « aux commandes » les Européens, c’était cela la chance de l’Algérie… C’était cela le plan Soustelle. Les représentants nationalistes qu’il avait rencontrés lui avaient fait bonne impression. Dans les mêmes conditions, il reçut Ferhat Abbas. Toujours au palais d’Été ; toujours entre onze heures et minuit. Il fut surpris de la modération du leader algérien. Il ne réclamait même pas le collège unique !
(…)
Lorsque Ferhat Abbas se retira, chacun était ravi de la rencontre. Les deux hommes « se plaisaient ».
« Voilà ceux avec qui nous devrons discuter un jour, pensa de nouveau Soustelle, c’est autre chose que ces Krim, Ouamrane…». Un Ferhat Abbas voyait l’avenir sur dix ans. Il ne voulait pas « tout bouffer » tout de suite.
Soustelle aurait été bien étonné s’il avait su que l’homme qui l’avait nommé gouverneur général, Pierre Mendès-France, voulait, lui, discuter avec les chefs, avec ceux qui avaient pris le maquis, avec ceux qui s’étaient révoltés. Des contacts avaient été établis par Jacques-Chevallier. Mendès avait fait dire qu’il était prêt à rencontrer secrètement tous les chefs de zone. Ouamrane avait appris la nouvelle à Souk-el-Had (Boumerdes). Il était venu jusqu’à Alger. Ceux des chefs de zone qui avaient pu être joints devaient se retrouver dans la capitale. Un avion les dirigerait vers Rome. Après on verrait. La faiblesse des moyens dont disposaient les « chefs de la révolution » était telle que les Kabyles jugèrent qu’il fallait tout tenter et accepter la rencontre. Et Soustelle aurait été encore plus surpris s’il avait su que Krim, Ouamrane et les Algérois — on n’avait pu joindre ni l’Aurès ni le Constantinois — étaient prêts à accepter une « autonomie interne de l’Algérie étalée sur vingt ans » !
Mais le 6 février 1955 avait rendu inutile toute rencontre. Mendès était renversé. (René) Mayer et (Henri) Borgeaud étaient intervenus à temps ! ‟. (1)
Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
Le 26 janvier 1955, huit jours après la libération d’Abane, Pierre Mendès-France, le marrane et très arabophobe président du Conseil des ministres, nomme Jacques Soustelle Gouverneur de l'Algérie. L'homme est un ethnologue de formation, Commissaire national à la propagande en 1942 puis patron de la Direction générale des services spéciaux en 1943. Le nouvel homme fort de l’Algérie est lui aussi un philosioniste et arabophobe jusqu’aux bouts des ongles, il tenait à l'Algérie comme les israéliens tenaient à la Palestine.
Le 6 février 1955, au prétexte qu’il s’apprêtait à brader l’Algérie, Pierre Mendes-France est débarqué. Il cède sa place à Edgar Faure, son ministre des affaires étrangères. Soustelle ne quitte pas Paris. Il exige du nouveau président du Conseil des ministres une confirmation dans sa nouvelle fonction. Edgar Faure entérine la décision prise par son prédécesseur. Doublement béni, Soustelle arrive à Alger le 15 février. Il n’est pas en terre inconnue, lui et les membres de ses cabinets civils et militaires connaissaient bien le pays et ses hommes, les européens et les indigènes.
1- Le FLN avait besoin d’une tête politique.
S’il faut croire Yves Courrière, l’ami, pour ne pas dire plus, du “Lion des djebels‟, Pierre Mendès-France était en négociation avancée avec les kabyles pour aboutir, avant février 1955, à un accord sur une autonomie interne étalée sur vingt-ans. La proposition, faite par le biais de Jacques Chevalier, ministre de la défense dans le gouvernement de Mendès-France, fut acceptée par ces kabyles. Jacques Chevallier partageait avec le commandant Vincent Monteil le co-parrainage des “centralistes‟ en guerre ouverte contre Messali hadj depuis 1951. Krim, Ouamrane et les algérois étaient prêts à prendre l’avion pour se rendre à Rome et conclure l’accord n’eût été le renversement dans la nuit du 5 au 6 février 1955 de Pierre Mendès-France provoqué par René Mayer et Henri Borgeaud parce qu’ils le soupçonnaient de projeter en secret “le bradage de l’Algérie‟.
Mostefa Ben Boulaïd, Zighout Youcef et leurs adjoints respectifs étaient donc “difficiles à joindre‟. Il faut également supposer que Ben Bella et Khider, présents au Caire, étaient difficiles à contacter. De même, il faut croire que Boudiaf, Benmhidi et Boussouf, établis dans le Rif marocain contrôlé par l’Espagne, étaient impossible à localiser et à rallier aux négociations prévues à Rome. En fait, n’étant pas dignes de figurer parmi les interlocuteurs jugés valables, ils étaient tout bonnement écartés intentionnellement de ces tractations. Maurice Bourgès-Maunoury et Jacques Chevallier avaient tout simplement promu les kabyles et les algérois au rang d’uniques interlocuteurs valables et ces derniers avaient accepté l’autonomie interne étalée sur vingt-ans sans consulter personne. Yves Courrière précise que c’était à Souk El-Had, un hameau au sud-ouest de Bordj Menaïel, que Amar Ouamrane avait ouï-dire que le président du Conseil et son ministre de la défense venaient de proposer l’idée d’une autonomie interne. Comment l’avait-il appris, de la bouche d’un muletier rencontré chez le forgeron ?
Député de Constantine et vice-président de l’Alliance israélite universelle, René Mayer avait été plusieurs fois ministre. Première fortune d’Algérie, Henri Borgeaud était un homme politique au service exclusif du grand colonat ; son influence était telle qu’il pouvait dicter sa loi aux cercles politiques parisiens. Les deux hommes étaient connus pour leur inaltérable hostilité à toute concession politique, économique, sociale, culturelle ou religieuse aux arabes. Leur rêve était de verrouiller les institutions une fois pour toutes pour que les arabes rampent jusqu’à la fin des temps.
Pierre Mendès-France, président du Conseil des ministres du 18 juin 1954 au 6 février 1955, et Jacques Chevallier, son ministre de la défense, devaient être parvenus à cet accord avec les kabyles et les algérois — sans qu’on sache qui sont ces algérois nommément — assez rapidement, peut-être dès novembre ou décembre 1954 bien loin de Souk El-Had. Il n'est pas exclu que "cette autonomie" ait été mitonnée avant même la libération d'Abane.
On sait que cet FLN-là — celui des kabyles et des algérois —avait besoin d’une tête politique. Cette urgente exigence explique sans doute l’élargissement d’Abane Ramdane seize mois avant l’arrivée à terme de sa peine d’emprisonnement (six ans et non pas cinq comme l’écrivent Mohammed Harbi et Khalfa Mameri), libération justifiée par une démonstration qui prête à rire.
‟Le directeur de l’établissement, qui connait Abbane de réputation, ne tient pas à fournir aux détenus politiques un organisateur. Il lui accorde une remise de peine et le libère en janvier 1955. Le jeu légal, encore respecté dans certains appareils de l’Etat français, permet au Front de Libération Nationale, à l’intérieur du territoire, de trouver la tête politique qui lui fait défaut” (2).
Mohammed Harbi pense que dans les prisons coloniales, au commencement de la guerre d’indépendance, on ne gardait que les girouettes et les imbéciles, pas les redoutables organisateurs et les dangereux révolutionnaires. En ce début de cette année-là, le FLN avait justement besoin d’une dynamo. C’est paradoxalement par le canal de l’appareil répressif que les autorités coloniales offrent aux “rebelles‟ la tête politique dont ils avaient besoin et donnent ainsi une âme à l’action révolutionnaire nécessaire au projet d’indépendance des ‟terroristes“. Un directeur d’un établissement pénitentiaire dans un territoire colonial qui libère avant terme un prisonnier connu pour ses qualités de stratège et en faire cadeau au FLN deux mois et demi après le violent commencement de la guerre d’indépendance, il faut être un fervent mouride d’une secte pour donner crédit à ce récit.
Abane se rend au domicile de ses parents, dans son village où il est assigné à résidence. Il doit pointer à la gendarmerie de Fort-National (Larbâa Nath Irathen), à cinq petits kilomètres de son domicile, une fois par semaine. Cette présentation hebdomadaire est une mesure très charitable (décidée aussi par le directeur de la prison ?) pour un homme condamné à 6 années de prison au motif gravissime d’atteinte à la sûreté intérieure de l’état. Les assignations à résidence décidées par les tribunaux coloniaux étaient des mesures d’éloignement vers des lieux situés dans les hauts plateaux et quelques fois au Sahara sinon sur une île dans l'Atlantique, pas à la maison familiale du dangereux rebelle, tout de même !
Khalfa Mameri, le biographe d’Abane, affirme que le futur architecte reçoit de nombreux visiteurs. Dans la maison, les palabres sont interminables. Les services de renseignements coloniaux, d’habitude informés de tout, ignoraient ces incessants cortèges de visiteurs probablement parce que dans cette région il n’y avait pas de mouchards comme il en existait en surnombre partout ailleurs.
Krim et Ouamrane implorent Abane pour qu’il rejoigne le FLN, lui fait mine de se faire désirer. Pour s’engager à leurs côtés, Abane exige une responsabilité à la mesure de son intelligence. Il exige un appel de Boudiaf, de Benmhidi ou de Ben Boulaïd, sinon il ne bouge pas.
« C’est là (Azouza) que, sur l’ordre de Belkacem Krim, Ouamrane a contacté Abane et qu’il est parvenu à le convaincre d’entrer dans la révolution et d’accepter de hautes responsabilités dans l’algérois (3) »
Avec quels arguments Krim est-il parvenu à convaincre Abane d’accepter de hautes responsabilités dans l’algérois ?
Notes :
(1) Le Temps des léopards, Fayard 1969
(2) Mohammed Harbi Le FLN mirage et réalité, page 128, éditions Jeune-Afrique 1985
(3) Historia Magazine n° 198 P. 153
A suivre…
Angle mort le 14/3/2023