Les interlocuteurs valables III

Le nigaud qu’il fallait à la place qu’il fallait

Le 11 mai 2023

« En ce qui concerne l’organisation, l’Algérie est divisée en six zones : les Aurès avec Ben Boulaïd, le Constantinois avec Didouche, la Kabylie avec Krim, l’Algérois avec Bitat et l’Oranais avec Benmhidi. Le Sahara devait être plus tard érigé en zone et confié à l’adjudant Slimane, fils du cadi de Colomb-Bechar. Connu sous le nom de Djouden, il était en fait un agent de renseignements au service de l’ennemi. C’est lui qui, en mars 1955, livrera Bitat à la police. » (1)

Sur “l’adjudant Slimane, agent de renseignements au service de l’ennemi”, Mohammed Harbi est affirmatif mais il ne cite pas sa source. On peut raisonnablement déduire qu’il s’était référé aux témoignages de Yacef Saâdi (2)  et à celui de Krim Belkacem rapporté par Yves Courrière (3), le fournisseur historique des fourrages aux algériens.  

Mohammed Harbi nous apprend que Rabah Bitat devait initialement diriger la Zone II, mais six constantinois présents à la réunion des “22” le 25 juillet 1954, s’étaient opposés à cette décision. En conséquence de quoi, Mohamed Boudiaf fut contraint de le faire remplacer par Didouche Mourad et de l’imposer comme chef de l’Algérois, la Zone IV. Jusqu’au mois de mai 1950, Didouche avait commandé le Nord-constantinois comme chef de l’Organisation Spéciale (O.S.). Il connaissait cette région et ses hommes. Harbi ne donne pas la raison pour laquelle les cinq constantinois avaient refusé Rabah Bitat.  On verra plus loin que ses contestateurs n’avaient pas tort de rejeter le choix de Boudiaf : Bitat avait peut-être les qualités d’un auxiliaire mais sûrement pas d’un chef d’orchestre. Benmhidi le confirmera comme on le verra dans le rapport que fera Hachemi Hadj-Larbi dit ladjoudène Slimane dit Slimane El-Ouahrani à Ahmed Ben Bella.

Le six novembre 1954, Bitat alias Si Mohammed s’était retrouvé seul, perdu dans une ville qu’il connaissait à peine. Le ventre vide, Si Mohammed n’avait pas un sou en poche, ni d’habits de rechange, pas de refuge où se cacher, personne pour confier son désarroi et solliciter un conseil sur la conduite à tenir, pas même un pétard pour se défendre. En tout et pour tout, il avait une capsule de cyanure qu’il était prêt à avaler en cas de capture. C’est d’ailleurs ce qu’il s’empressa de faire au moment de son arrestation. Le moins qu’on puisse dire est que le chef de l’insurrection de l’Algérois était dans de beaux draps. La police avait capturé Zoubir Bouadjadj et presque tous les membres des cinq groupes de commandos et de logistique qu’il commandait. C’était à ces hommes que revenait l’immense honneur d’attaquer les cibles retenues par Si Mohammed et ses adjoints pour la nuit du 1er novembre. Leurs arrestations n’étaient pas difficiles : ils étaient pistés depuis longtemps par André Touron, le commissaire de la P.R.G. et officier traitant d’Abdelkader Belhadj Djilali dit Rabah et connu sous le sobriquet de Kobus. Une troublante circonstance que les historiens, journalistes et conteurs agréés de la guerre 54-62 refusent de commenter.    

En prison, les détenus arrêtés à la suite d’une invraisemblable bévue de Larbi Benmhidi qui fut à l’origine du démantèlement de l’Organisation Spéciale avaient mis Belhadj Djilali en quarantaine au motif qu’il avait révélé à la police la cache de Ben Bella qu’il était seul à connaître. Depuis l’arrestation du chef de l’O.S. le 10 mai 1950, plus personne parmi les activistes de l’organisation paramilitaire n’ignorait que Kobus était un indic. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est à lui que Benmhidi sollicita le concours pour obtenir la documentation sur la manipulation des matières explosives et la fabrication de bombes qui devaient servir à l’exécution des opérations programmées pour le 1er novembre !   

Sur cette monumentale ineptie de Benmhidi la seconde après celle de Tebessa le 18 mars 1950 qui décapitera les réseaux algérois et laissera Bitat abandonné à son triste sort, Aïssa Kechida donne le témoignage suivant :   

 « Au cours de l’une de nos discussions, le sujet nous amène à évoquer le cas Kobus. Comme je l’avais connu, je résume pour mon compagnon [de cellule] Ahmed la trahison de Kobus, de son vrai nom Belhadj-Djilali Abdelkader. Ce dernier a activé dans les rangs de l’O.S. jusqu’en 1950 où il fut, à l’instar de beaucoup de militants, arrêté et emprisonné. Compte-tenu de ses états de service dans l’armée française où il a servi en qualité d’officier avec le grade d’aspirant et fils d’officier en retraite ꟷ son père a été lieutenant ꟷ Kobus a bénéficié d’une remise de peine. 

En 1954, il réside près de la rue de Mulhouse et, sur son passage, rencontre souvent Boudiaf et Didouche, près du magasin de maroquinerie de Boukchoura Mourad.  

Il a été sollicité par Benmhidi qu’il verra chez moi au passage Malakoff pour lui procurer de la documentation traitant des explosifs. Kobus collabora avec Boudiaf et Didouche, après avoir fourni les documents demandés par Larbi. On avait alors déduit que Kobus était acquis. Mais il ne sera pas informé des préparatifs. 

Le 02 novembre 1954, il se présente chez Boukchoura, mécontent, reprochant au groupe Boudiaf de l’avoir dédaigné. Il n’admettait pas sa mise à l’écart. Il dira à Mourad : ils m’ont trahi, khadôuni ! » (4)

Originaire de Batna, Aïssa Kechida exerçait le métier de tailleur. A Alger, son atelier servait de consulat au clan de l’Est. Boudiaf, Ben Boulaïd, Didouche, Benmhidi et Bitat en avaient fait leur quartier général. Le clan kabyle (Krim, Ouamrane et Abbane) avait lui aussi son consulat, la boulangerie de Yacef Saâdi. Ce dernier, originaire d’Azzefoun, était le consul du clan.

Il est naturel que Kechida, par esprit clanique, n’aille pas accabler les membres de son groupe. Il admet que Kobus voyait souvent Boudiaf, Didouche et Benmhidi, tous trois condamnés en juin 1951 par le tribunal d’Annaba à 10 années de prison chacun par contumace et donc censés être activement recherchés, mais le tailleur ne s’aventura pas à expliquer pourquoi cet indic n’avait pas donné ces poids lourds de l’O.S. à la police ni révéler l’existence de son atelier, le fief du groupe de Boudiaf et de ses amis.

Ce n’étaient pas les états de service sous l’uniforme français de l’aspirant Belhadj Djilali et la carrière militaire de son père lieutenant à la retraite qui expliquent la remise de peine dont avait bénéficié l’ancien contrôleur militaire de l’O.S. Kechida savait que ce n’était pas la raison à l’origine de la libération de Belhadj Djilali mais il n’avait pas trouvé un meilleur subterfuge pour minimiser la calamiteuse bévue de Larbi Benmhidi, devenu une personne taboue interdite de critique depuis sa pendaison par le capitaine Paul Aussaresses. Seule sa vénération est encouragée. Kobus a été libéré avant d’avoir entièrement purgé sa peine parce qu’il avait pour mission de s’infiltrer dans les milieux de l’O.S. en reconstitution. Indicateur du colonel Schœn, directeur du S.L.N.A, il rallie les R.G. en mai 1954 (5), au moment même où commença la fabrication des bombes artisanales. Ce travail avait duré jusqu’au mois d’octobre.      

C’est pourtant à ce mouchard que Larbi Benmhidi avait sollicité des manuels sur la fabrication de bombes explosives et incendiaires qui devaient servir à l’exécution des opérations programmées pour le 1er novembre ! Le témoignage de Jean Vaujour, directeur de la Sureté Générale, est beaucoup plus compromettant pour le clan Boudiaf.  Il ne s’agissait pas seulement d’une fourniture de “documentation traitant d’explosifs” mais carrément d’une commande de bombes !  Les bombes fabriquées jusque-là avec du salpêtre n’avaient pas donné satisfaction. Il fallait trouver mieux.

Informé par André Touron, commissaire de la P.R.G, sur la commande passée par Benmhidi à Belhadj Djilali, Jean Vaujour tira de sa poche quelques billets pour l’achat de « deux ou trois kilos de chlorate de potasse » (6) destinés à la fabrication de bombes artisanales par…l’indic ! La nuit du 1er novembre,  les dégâts occasionnés par les bombes de Belhadj étaient insignifiants. Sur instruction du commissaire Touron, informé par son épouse, une pharmacienne, sur la médiocrité du chlorate de potassium, Belhadj Abdelkader avait confectionné des engins à faible charge explosive.  Avec un matériau pareil et un bout d’aluminium qui sert d’emballage aux sardines en conserve, il ne fallait pas espérer réaliser des dévastations. Fort heureusement, la couverture hystérique faite le lendemain et les jours suivants par les journaux coloniaux avait largement compensé les dérisoires détériorations obtenues des inoffensives bombes de Kobus. 

L’arrestation de Rabah Bitat

Premier témoignage de Yacef Saâdi (8)

Vers la fin du mois de novembre 1954, je fis la connaissance de Bitat par un curieux hasard. Après l'attaque de la caserne de Blida, il était venu à Alger où il se trouvait isolé. Un ancien de l'O.S. lui proposa de se réfugier chez moi, l'un comme l'autre ignorant mon rôle. Le mot de passe établi avec Zoubir avait été communiqué à Mourad Didouche qui devait le communiquer à Bitat. Cela ne put se faire, Didouche étant parti pour le Constantinois. Après de prudentes conversations avec Bitat, nous nous comprîmes et il me chargea de retrouver la trace de ses adjoints Souidani et Bouchaïb, responsables de la Mitidja. Je lui présentai Hédidouche. Il lui fut confirmé de poursuivre le plan de travail envisagé et d'y ajouter la collecte de fonds. Le premier versement qui fut fait se montait à une somme de 7500 francs (anciens).

En décembre 1954, Bitat me chargea à nouveau de retrouver la trace de Krim et d’Ouamrane. Je les vis pour la première fois chemin Vauban, à Alger, dans une épicerie. Après les explications nécessaires, je les conduisis chez moi, où se trouvait déjà Bitat. Durant trois mois, ma maison servit en permanence de P.C. pour l'Algérois et la Kabylie. Pendant cette période, je rétablis le contact avec El Hakim (Ben M'hidi) à Marnia, et avec le docteur Lamine qui vint directement au 3, rue des Abderrames pour rencontrer les dirigeants de l'intérieur. Vers la fin février 1955, ce fut au tour d'Abbane, récemment libéré de prison, de me joindre à la boulangerie ; de là je le conduisis à mon domicile, auprès de Bitat, Krim et Ouamrane.

En raison de mes déplacements devenus fréquents, nous étions convenus de transférer l'état-major dans un appartement à la Scala, sur les hauteurs d'Alger. Quelques jours après, Bitat fut victime d'un guet-apens policier et arrêté le 16 mars 1955, à 9 heures du matin, dans un café maure de la rue Rempart-Médée, à Alger. L'indicateur de la police, connu sous le nom d'El-Djoudan (l'adjudant), avait réussi en décembre à prendre contact avec Bitat. C'était un ancien permanent du M.T.L.D., qui prétendait avoir échappé à la police d'Oran après avoir été torturé. Lorsque Ben M'hidi, alors responsable de l'Oranie, demanda de faire acheminer les armes déposées en Tripolitaine, Bitat chargea El-Djoudan de prendre contact avec lui pour obtenir des précisions. Ben M'hidi lui fit part de la mauvaise impression laissée par l'émissaire. En effet, la police connut par l'agent double le rendez-vous fixé entre Bitat, Krim et Abbane, mais l'endroit choisi par Krim chez un laitier rue N'Fissa à la Casbah, ne convenait pas à la police, car la disposition même des lieux rendait impossible l'installation d'une souricière. Au second rendez-vous, Bitat se rendit seul et fut arrêté. Fin de citation.

Deuxième témoignage de Yacef Saâdi (9)

Le jeune et sympathique auressien réapparut fin février. Comme d’habitude, c’était pour livrer d’intéressantes nouvelles. Abdallah [Kechida dit Mourad, neveu de Aïssa Kechida] parlait peu mais toujours avec une note persuasive dans la voix. Cette fois c’était pour m’annoncer l’arrivée à Alger de Slimane El-Djoudan —l’adjudant ! — un inconnu qui cherche à prendre contact avec l’état-major.  

  • Cet homme, avait-il précisé, vient d’accomplir un périlleux voyage. Il dit avoir échappé par miracle aux recherches de la police. Et il désire, à tout prix, entrer en contact avec les frères.
  • Quels frères, m’enquis-je ?
  • Bitat, Krim, Benmhidi, enfin de tout le monde.

C’était surprenant ! c’était sûrement un des aspects secrets que je ne me connaissais pas. Bref, je priai Abdallah de s’en aller en prenant acte du message. Moins d’un quart d’heure après, j’en informais Bitat. A l’énoncé du nom de l’inconnu je remarquai comme une imperceptible crispation sur son visage un signe d’hésitation. Puis, il me dit :

  • C’est un ancien membre de l’O.S. On devait même lui confier une tâche importante pendant le déclenchement. Il faut le contacter…

Les deux hommes se rencontrèrent le surlendemain. El-Djoudan s’évertua à lui relater sa traversée de la frontière algéro-tunisienne en mettant l’accent sur les astuces qu’il fut contraint d’employer pour éviter les chausse-trappes. Mohamed Boudiaf, qu’il prétendait représenter, l’aurait chargé d’organiser la réception d’un important lot d’armes en provenance de l’étranger. Une aubaine pour l’A.L.N. qui souffrait d’un sérieux manque d’équipement.

(…)

La proposition d’El-Djoudan avait de quoi éblouir ; elle rappelait opportunément qu’au mois d’octobre 1954 une importante cargaison avait en effet franchi la frontière Est. L’imminence de l’heure décisive avait empêché les récipiendaires de procéder à une répartition équitable à travers le front de combat. Deux zones seulement en bénéficièrent le Nord-Constantinois et les Aurès [et la Kabylie]. Ce contretemps aurait été  à l’origine de l’inégalité de l’offensive. A cause de cela, Benmhidi avait été contraint de contenir l’ardeur de ses djounoud des régions frontalières de l’ouest.

El-Djoudan se plaçait donc dans la position du missionnaire de bon augure. A sa demande, Bitat lui accorda immédiatement une nouvelle entrevue. Et puis une autre, trois jours plus tard, dans l’atelier de ferronnerie, rue Kleber. Krim Belkacem était présent. On discuta autour d’une carte côtière que leur avait procurée Hocine Benhamza, un douanier qui, dans ses heures de détente, servait de chauffeur à Krim dans ses déplacements. El-Djoudan fut particulièrement disert. Sans doute à cause de la présence du chef de la Zone III. Pour couronner le tout, il suggéra d’associer Benmhidi aux fruits de l’entreprise. Pourquoi pas, s’était-on exclamé de part et d’autre.

Il ne lui restait plus qu’à se rendre à Maghnia. Et c’est ce qu’il fit le lendemain.

(…)

Le 11 mars, El-Djoudan revint à Alger pour reprendre contact et communiquer les résultats de ses pourparlers avec Benmhidi. Celui-ci, en effet, l’avait reçu comme convenu. Il trancha avec lui semble-t-il la question des armes, et le chargea de transmettre à Bitat un message dans lequel était soulignée l’urgence « d’évacuer la Moto vers Emmy » [Moto est le pseudo de Lamine Debaghine et Emmy est une amie de Ben Bella. En langage décodé : envoyez Lamine Debaghine au Caire]. La brièveté de son séjour et la confiance que semblait lui avoir témoignée El-Hakim [Benmhidi] auguraient de la meilleure perspective. Rendez-vous fut donc pris pour le mercredi 16 mars dans un café maure de la rue Rempart-Médée. Pour des raisons assez plausibles pour l’époque, Krim déclina l’invitation. Ouamrane était absent. Abbane épousa la position de celui — Krim — en qui il reconnaissait désormais la qualité de chef à part entière. Bitat seul irait au rendez-vous. 

Le matin du 16, celui-ci quitta le refuge de la Scala vers huit heures. Sanglé dans un pardessus olivâtre, il marchait d’un pas indolent vers la rue Rempart-Médée. A l’entrée de la ruelle, il frôla de son bras l’épaule d’un homme trapu, au visage sanguin, un algérien qui faisait partie du dispositif de surveillance mis en place une heure auparavant par le commissaire de la D.S.T. Longchamps. Trois autres policiers gardaient les issues donnant sur le palier menant à la rue Rovigo et Soustara. Toutes les autres ruelles étaient bouclées.

Trois autres agents du réseau parallèle de Jacques Soustelle, des algériens également, faisaient le guet dans l’établissement. A peine Bitat eut-il mit les pieds à l’intérieur, qu’El-Djoudan se détacha de l’ombre d’une impasse toute proche et lui emboita le pas. Malgré la pénombre, il le repéra dans une encoignure, assis, le dos au mur. Il se dirigea vers lui et pris place en lui faisant face, déplia machinalement un journal qu’il tira de la poche de son pardessus et l’étala sur la table en lui désignant de l’index une photo parue sur la première page.

  • Connais-tu cet homme Si Mohammed ?

Sans lui laisser le temps de répondre, il ajouta :

  • C’est un agent communiste que la police vient de capturer dans les Aurès. 

Bitat inclina la tête pour examiner le cliché quand El-Djoudan animé par une impulsion démentielle poussa la table de toutes ses forces vers le mur. C’était le signal qu’attendaient ses complices pour neutraliser Bitat.

A la même heure je me trouvais encore chez moi en train de négocier quelques minutes supplémentaires de sommeil. Pendant ce temps, on cognait avec force sur ma porte. Si Ouakli désirait m’entretenir d’urgence. Je m’extirpai du lit en vitupérant. Je parvins tant bien que mal à digérer mon courroux en voyant la tête défaite du maître ferronnier. Ce devait être extrêmement grave sinon le vieux casanier n’aurait jamais abandonné son atelier. Il avait grise mine et des yeux catastrophés. Il haletait.   

  • Si Mohammed vient d’être arrêté, lança-t-il sans me laisser le temps de l’interroger.
  • Tu te rends compte ! par miracle El-Djoudan leur a échappé. Il m’a chargé de vous prévenir et te demande ce qu’il y a lieu de faire pour les armes…

Après le choc, je me repris :

  • Surtout ne perds pas une bribe de ce que je vais te dire, lui criai-je. Retourne le voir et dis-lui que tous les frères sont maintenant réunis à la boulangerie. Ils l’attendent pour faire le point…

A peine eut-il franchi la porte que je sortis à mon tour. Je sautai dans le premier taxi en maraude en direction de la Scala. Dans l’appartement, Abbane était seul. Après le récit, il se saisit la tête des deux mains. Il était visiblement ébranlé. Avec beaucoup de colère il m’interrogea.

  • Qu’allons-nous faire maintenant ?
  • A mon avis il faut attendre le retour de Rabah [Krim Belkacem]. Nous aviserons ensuite. De toute façon ce refuge est grillé. Il n’est plus question de s’éterniser ici.

Un court moment passa. Puis, comme si ma suggestion lui rappelait subitement un devoir à accomplir d’urgence, il se rua en direction de la sortie. Je le priai d’attendre mais il n’en voulut rien savoir. Haletant, il me lança par l’entrebâillement de la porte :

  • Je reprendrai contact… 

Pendant que j’attendais Krim je passais en revue les derniers évènements et surtout la dernière invention de la police pour nous éliminer. Un vrai traquenard !

Aux dires de l’inspecteur principal Ousmer, un agent de ce service qui, au plus fort de l’affrontement, préféra se mettre à la disposition du F.L.N., l’intervention du contre-espionnage n’avait été sollicitée que pour compléter l’action des services parallèles du Gouvernement général. Une quinzaine de jours auparavant, Ousmer trouvait sur son bureau à la D.S.T. un message lui enjoignant de se rendre le soir même, vers dix-neuf heures au parc de Galland à hauteur de l’entrée donnant sur le boulevard Télémly, en face du Parc de Gattlif à quelques mètres de distance du Palais d’Eté. Son responsable, le commissaire Longchamps, devait l’y rejoindre. Tous deux devaient attendre le retour d’un sous-directeur de la D.S.T. qui, à l’intérieur du Palais, menait des pourparlers avec Jacques Soustelle et son commis aux basses œuvres, l’ancien sous-préfet Achiary, en prévision d’un grand coup de filet à exécuter le soir même.

El-Djoudan aurait même promis que Benmhidi serait de la partie car, à l’évidence, avait surtout consisté à le persuader de venir à Alger pour résoudre « collégialement » la question des armes.

A vingt heures, le sous-directeur revint du Palais et parqua sa voiture devant la grille. Sa réponse : ne rien entreprendre. Discipline oblige, on se contenta d’une version floue concernant la préséance. Le directeur général de la D.S.T. — Roger Wybot — n’ayant pas été mis dans la confidence, on décida de l’en avertir d’abord. En fait, le sous-directeur Portal, conscient que ses services avaient été débordés par les agents d’Achiary, craignait, en s’associant au projet du Gouverneur de se faire taper sur les doigts…

Au bruit de la clef dans la serrure, j’émergeai de mes réflexions. C’était Krim qui rentrait. Sans ménagement, je lui appris l’évènement. Il eut cet amer commentaire.

  • J’ai toujours nourri des soupçons à l’égard de cette crapule.

Il ne nous restait plus qu’à évacuer les lieux. Arrivés devant le 3, rue des Abderrames, ma mère qui nous attendait, anxieuse, s’écria :

  • Partez, dit-elle, partez vite mes enfants, la police vient de saccager la boulangerie.

L’implication de Slimane El-Djoudan ne faisait plus de doute. J’installai Krim à l’impasse Silène chez des amis sûrs et m’en fus ratisser la Casbah pour retrouver Abbane qui, dans sa précipitation, avait oublié de nous indiquer son point de chute. Après deux bonnes heures de recherche, j’eus la présence d’esprit d’aller voir dans l’arrière-boutique du laitier de la rue Barberousse. Il y était en effet. Un quart d’heure plus tard, il rejoignait l’impasse Silène.

Sans têtes pensantes ni stratèges, une guerre de libération serait vouée à l’extinction, pensait-on avec grande conviction dans les hautes sphères de l’administration coloniale. Aussi avait-on assigné à l’appareil répressif d’amplifier la plaie qui recouvrait le pays en réservant un châtiment prioritaire au collège des responsables du F.L.N. Hormis l’arrestation de Bitat, cette implacable logique n’avait produit que d’indigents résultats. Une autre logique la battait en brèche. C’est que, dans les guerres populaires, des responsables disparaissent et sont automatiquement remplacés par d’autres. Bien que douloureuse, la perte de Bitat nous dévoilait l’ampleur des techniques auxquelles nos adversaires recouraient pour nous anéantir.

Le retournement d’El-Djoudan datait probablement de la période lamentable de la scission du M.T.L.D. Durement ulcéré par l’effondrement de son plan, il s’était mis à dénoncer les modestes agents qui gravitaient autour de l’état-major. Abdallah Kechida et mon frère Saïd furent arrêtés. Fin de citation.

Dans la suite à cet article je publierai le témoignage de Krim Belkacem historié par la verve d’Yves Courrière et celui de Aïssa Kechida. Je publierai ensuite le rapport de Hachemi Hadj-Larbi dit ladjouène dit Slimane El-Ouahrani accompagné des témoignages d’hommes qu’il avait formés à El-Oued et Biskra puis commandés lors des opérations menées la nuit du 1er novembre 1954 dans la ville de Biskra. Je tâcherai de saisir le mobile qui avait poussé le Gouverneur général de l’Algérie à confier l’arrestation de Rabah Bitat à un réseau parallèle conduit par André Achiary, ancien agent de la D.G.S.S. commandée dans les années 1940 par J. Soustelle.      

Le rapport de Hadj-Larbi, écrit probablement à la fin mars 1955, était resté longtemps à l’abri des regards dans les archives du ministère des affaires étrangères du GPRA ; il fut rendu public pour la première par Rabah Belaïd en 2003 (9). Les chercheurs en histoire et la presse francophone l’avaient totalement snobé. Pour l’avoir publié, et bien qu’il passât inaperçu, ce précieux document avait valu à Rabah Belaïd des propos blâmables faits par Liamine Debaghine. “Le pays est indépendant, pourquoi réveiller de vieux démons ?”, lui avait-il reproché. “Pour l’Histoire que chercheront à comprendre les prochaines générations”, répondit Rabah Belaïd à son ancien responsable au GPRA.     

Références :

  1. Harbi,  M. : Le FLN  mirage et réalité, J.A. 1985.
  2. Yacef, S. : Souvenirs de la bataille d’Alger, Julliard, 1962

-Yacef, S. : La Bataille d’Alger : L’embrasement, E.T.C. 1982

  1. Courrière, Y. : Le Temps des léopards, Fayard, 1969
  2. Kechida, A. : Les Architectes de la révolution, Chihab, 2006.
  3. Balazuc, J. : Guerre d’Algérie, L’Harmattan, 2015.
  4. Vaujour, J. : De la révolte à la révolution, Albin Michel, 1985.
  5. Yacef S. ibid.
  6. Yacef S. La bataille d’Alger : l’Embrasement ETC 1982
  7. Echourouk, N° 149, 03 mai 2001. 

 


Angle mort le 11 mai 2023