Le manifeste Didouche
Nous sommes au mois d’août 1954, cinq mois après la création du CRUA, et Boudiaf n’a toujours pas trouvé un chef auquel il compte confier la direction politique de l’action armée que lui et ses camarades de l’Organisation Spéciale—tous recherchés par la police— envisagent de lancer au plus tôt. Lahouel Hocine, adjoint-maire d’Alger, se démène comme un diable pour éloigner les activistes de l’OS du projet du CRUA. A Constantine, il réussit à détourner dudit projet des hommes qui ont participé à la fameuse réunion des 21 à Clos-Salembier (1). Un exploit. Lahouel Hocine est aussi dans le cercle des hommes très proches de Jacques Chevallier, la cheville ouvrière de l’équipe que parraine Georges Blachette, l’une des trois grosses fortunes d’Algérie. Outre J. Chevallier, dans la bande de Blachette alias monsieur Alfa, on compte aussi Albert Camus, Abderrahmane Fares, Tayeb el-Okbi, Ahmed Boumendjel (2) et la troupe du commandant Vincent Monteil alias Mansour, tels Abderrahmane Kiouane, Benyoucef Benkheddda, Ferhat Abbas et d’autres lettrés.
Boudiaf tente de recruter Mohamed-Lamine Debaghine, un intrigant (3) exclu du parti en 1949. Le docteur, connu pour ses efforts dépensés à essayer d’évincer Messali Hadj du parti en se servant des lycéens de Ben-Aknoun comme groupe bélier, décline la proposition de Boudiaf (4). Il fit le mort jusqu’à son ralliement au FLN en 1956.
C’est donc la poisse. Pas de troupes, pas d’armes, pas de chef pour diriger l’entreprise révolutionnaire et pas d’argent que Lahouel Hocine avait fait miroiter à Boudiaf. A cette date, août 1954, Didouche est conscient de tout cela. C’est la bérézina avant même d’avoir tiré le premier coup de feu. Il charge alors cheikh Hocine Ben Mili de transmettre à Boudiaf, leur ami commun, un message (5) qui a valeur d’un guide, un manifeste. Hocine Ben Mili n’a pas dévoilé à Mohamed Boudiaf l’identité de l’auteur de ce manifeste, Didouche Mourad tenait à rester anonyme. Il ne l’a fait que plusieurs années après l’indépendance, quelques temps avant qu’une “main isolée” n’ouvrit le rideau sur le sous-lieutenant Lembarek Boumaârafi. Ce jour-là, le remords de conscience était vain.
Le manifeste de Didouche est machiavélique sur la nécessité de se servir du prestige et du crédit moral d’un dirigeant comme Messali Hadj et les lâches moyens qu’il prévoit d’employer contre lui s’il refuse d’être la marionnette. Cette partie du mode d’emploi d’un chef qu’il détaille dans son guide est diaboliquement appliquée à ce jour.
Didouche était également un visionnaire : il a vu l’Algérie sans Messali Hadj et sans l’écrasante majorité des militants PPA-MTLD qui se reconnaissait en lui. Avant même le coup de feu de novembre, il a également vu l’Algérie des gangs qui pillent les ressources du pays et dont le nom de Messali continue de leur brûler les lèvres. Angle mort.
Le manifeste :
« Messali Hadj considère qu’il est temps de passer à la phase de la lutte armée révolutionnaire alors que le Comité Central estime que les conditions ne sont pas mûres pour une action armée. Nous concluons à partir de ces deux positions que les militants en accord avec Messali Hadj sont prêts à passer à l’action armée. Et puisque nous voulons nous battre avec des armes, nous avons forcément besoin d’hommes prêts au combat, ce sont justement ceux qui ont ouvertement rallié Messali Hadj. Il n’y a pas de doute que ce qui intéresse Messali hadj est la conservation du leadership politique. Il est une figure charismatique. On ne peut mieux trouver que ce nom emblématique qui a fait notre unanimité pendant vingt-cinq ans.
« Si nous arrivons à convaincre Messali Hadj et gagner sa confiance, nous choisirons des hommes pour sa protection et pour surveiller ses déplacements. Dans le cas d’une déviation par rapport à la ligne révolutionnaire il serait facile de l’éliminer et de rejeter toute la responsabilité sur les autorités françaises. C’est ainsi qu’on conservera l’unité politique et militaire, nécessaire à la poursuite du chemin tracé dans la clarté. Mais dans le cas où nous décidons de nous débarrasser du pouvoir de Messali Hadj pour réaliser le pouvoir collégial et mettre fin au pouvoir personnel que nous considérons comme une forme de dictature, il serait facile de triompher de Messali Hadj et de son groupe dans un délai court. Nous recourrons alors à l’accusation de traître et de déviationniste mais dans ce cas nous serons contraints d’ouvrir les portes au premier venu, quelques soient les convictions des recrues, en premier lieu ceux qui nous combattaient et s’opposaient à la ligne révolutionnaire par tous les moyens.
« Mais lorsque la lutte de libération sera terminée et après l’indépendance totale, les survivants se trouveront marginalisés. Que diront-ils, à l’heure de la cueillette des fruits du combat révolutionnaire armé, lorsqu’ils verront les rênes du pouvoir passé entre les mains de personnes qui combattaient tous l’idée d’indépendance ? Au moment où nous serons « sortis de la guerre d’indépendance nous rentrerons dans des dissensions dont seul Dieu connait les conséquences sur les générations d’après l’indépendance (6).
Notes :
- Yves Courrière : Les Fils de la Toussaint, Fayard 1968
- Yves Courrière op. cité
- Serge Bromberger : Les rebelles algériens, Plon 1958
- Yves Courrière op. cité
- Mohammed Harbi : Une vie debout, 1945-1962, T.1 Casbah 2001
- Le texte est tiré de « Une vie partagée avec Messali Hadj, mon père » de Djanina Messali-Benkelfat, Hibr & L.L. 2013
Par A.M, le 26 Septembre 2021