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Je voulais vous tuer

Les problèmes s’étaient accumulés et menaçaient sérieusement la marche de la révolution.  Krim Belkacem s’était aliéné les « politiques » dont Ferhat Abbas ; il avait également perdu le soutien de Mahmoud Cherif et se retrouvait pratiquement seul. Il demanda alors à nous voir et nous fit, à Boussouf et à moi, cet aveu qu’au plus dix personnes connaissent. 

Krim :

  • J’ai un problème de conscience, je l’ai supporté pendant longtemps mais maintenant, pour me libérer, je vous le révèle. Prenez-le comme vous voudrez, croyez-le ou non, peu m’importe. En tous cas, ce que je vais vous confesser est la stricte vérité.

La solennité de son propos et la gravité de sa posture nous avaient impressionnés

Bentobbal :

  • Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? 

Krim :

  • Le jour où j’ai demandé à Boussouf de passer la nuit à la villa du Belvédère et où je t’avais chargé, toi Bentobbal, de lui tenir compagnie, ce jour-là, nous avions pris la décision, Mahmoud Cherif et moi, de vous liquider tous les deux. Dans notre esprit, on ne pouvait pas se défaire de Boussouf et te laisser en vie. En tant que chef de wilaya et ami de Boussouf, tu pouvais décider de venger sa mort. Ainsi, après la liquidation d’Abbane, j’aurais écarté le dernier obstacle qui m’empêchait d’obtenir tous les pouvoirs.

Je tombai des nues.

Bentobbal :

  • Krim, tu en es arrivé à ce point !

Krim :

  • J’en étais arrivé là. Mahmoud Cherif me poussait dans cette direction mais, après mûre réflexion, je réalisai que quelles que soient les divergences qu’on pouvait avoir, quel que soit l’enjeu, nous sommes les seuls à pouvoir assurer la continuité de la révolution. Tous les autres nourrissent de mauvais desseins, ils désirent tous nous liquider en nous dressant les uns contre les autres jusqu’à ce que disparaissent ceux qui ont déclenché la révolution. Je suis tombé dans le panneau et j’ai accepté de jouer le jeu.

Bentobbal :

  • J’étais bien naïf ce jour-là et il faut que j’en sache gré à ma femme, dis-je.

Quand j’avais refusé de céder à l’insistance de Krim, j’étais à mille lieux de me douter du piège. Là, je me tournai vers Boussouf.

Bentobbal :

  • Tu as raison de te fier à ton instinct, lui dis-je. C’est un instinct animal mais il arrive que ça rapporte ; quand tu ne fais confiance en personne, tu n’as peut-être pas tort.

Boussouf :

  • Ecoute, tu me dis toujours que je suis un paranoïaque, si je devais te suivre, on pourrait me tuer dans mon sommeil. C’est la raison pour laquelle, même au Maroc, personne ne sait où je passe la nuit, pas même mes amis. Nous pouvons vivre le jour entier et veiller ensemble jusqu’à tard la nuit mais quand je m’en vais, personne ne peut prévoir ma destination. Au Maroc, l’organisation est clandestine et je suis moi-même un clandestin dans l’organisation.  Tu vois maintenant où ta naïveté peut-elle nous mener ? 

L’échange ci-dessus est extrait des mémoires de feu Lakhdar Bentobbal, texte assiégé depuis plusieurs années et qui attend une courageuse approbation pour être publié.


Angle Mort, Le 06/11/ 21