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D’un Rab à l’autre (*)

 

A la demande des algériens qui souhaitaient avoir des locaux regroupés dans un seul bâtiment, comme siège de leur gouvernement provisoire, nous leur avions octroyé un immeuble de cinq étages, situé au 4, rue Moudiriet Et-Tahrir à Garden City au Caire. Ces bureaux furent meublés et équipés de lignes téléphoniques par nos soins et les différents ministères répartis sur quatre étages.

Boussouf, ministre des communications, des transports et des renseignements s’était réservé le cinquième étage et nous avait demandé de l’équiper d’une antenne de longue portée, pour leur permettre les liaisons radio avec leurs bureaux de Tripoli et de Tunis, ainsi que l’autorisation d’utiliser des messages codés. Nous avions accédé à sa demande sans nous douter de quoi que ce soit.

  1. Boussouf et son système de terreur.

En octobre 1958, les effectifs des services de renseignements de Boussouf étaient limités à quelques personnes. Peu de temps après, leur nombre s’était multiplié d’une manière notable. J’avais donc demandé à Boussouf la raison de cet accroissement, il m’avait répondu que c’était pour les besoins de l’ensemble des services du gouvernement dont les activités s’étaient considérablement développées.   

A cette occasion, Il m’avait appris qu’il avait loué des villas dans la banlieue du Caire. Le motif qu’il invoqua est que ces résidences servaient à loger ce personnel sans trop accroître les dépenses générales. Il ne me donna pas les adresses de ces villas que j’avais quand même réussi à repérer par mes propres moyens. A partir de cet instant, je suivais les mouvements de ces personnels. Pour ce travail, je tenais un registre spécial.

  1. L’assassinat d’Allaoua Amira.

Le 10 février 1959, le délégué du Gouvernement provisoire prévint la police et la justice d’un accident qui venait de se produire. Il s’agissait d’un nommé Allaoua Amira, algérien, qui s’était jeté par une fenêtre du cinquième étage de leur immeuble. Au cours de l’enquête, les témoins présentés par le gouvernement provisoire avaient tous déclarés que Allaoua Amira était sujet à des crises d’hystérie et qu’au cours de l’une d’elles, il s’était volontairement jeté par la fenêtre. 

J’avais appris cet accident par le biais des services des Renseignement Généraux en qualité de chargé des affaires d’Afrique du nord. J’avais aussitôt fait enquêter sur la victime auprès de ses collègues du Ministère des Affaires étrangères. J’apprenais ainsi qu’en 1958, Allaoua Amira était représentant du FLN à Madrid et qu’il avait eu un conflit avec Boussouf. Ce dernier voulait recruter Allaoua dans ses services secrets, ce que Amira a refusé.  Boussouf tenta alors divers moyens pour l’obliger à se rendre au Maroc pour y être liquidé physiquement mais Amira avait refusé de s’y rendre. Sur les griefs reprochés par Boussouf à Amira, une enquête a été menée par Messaoud Boukadoum, Secrétaire général du ministère des affaires étrangères, qui conclut qu’Alloua Amira était irréprochable. Le Gouvernement provisoire décida alors de le transférer au Caire pour l’intégrer au ministère des affaires étrangères. Boussouf s’opposa à cette mesure. Il craignait que ses actes répréhensibles commis lorsqu’il dirigeait le front d’Oran ne soient révélés par Amira, qui les connaissait, et risquer de subir un procès sinon de voir son étoile pâlir.

Le docteur Lamine Debaghine, absent pendant ces évènements, ordonna une enquête dès son retour. Il avait obtenu les témoignages qui condamnaient Ferhat Abbas et les services secrets de Boussouf. Sans attendre, il envoya un télégramme à Ferhat Abbas, qui se trouvait en Libye, l’informant qu’il le considérait comme responsable de ce meurtre.

Ferhat Abbas revint aussitôt au Caire. Il intimida tous ceux qui avaient témoigné contre lui et les menaça de leur faire subir le même sort qu’Alloua Amira s’ils maintenaient leurs témoignages. Ainsi, lorsque le procureur général égyptien les avait interrogés, ils revinrent tous sur leurs déclarations. Il faut ajouter que ni le procureur général ni le médecin légiste n’avaient été autorisés à enquêter au cinquième étage !

  1. Neutralisation du système de terreur de Boussouf.

J’avais appris, de source sûre, que le gouvernement provisoire avait établi un plan pour se débarrasser de tous les opposants à sa politique et de tous ceux qui étaient restés fidèles aux principes de la Révolution du 1er novembre.  L’assassinat d’Amira était le début de ce plan. Dès lors, je n’avais pas hésité à faire suivre l’activité de Boussouf au Caire par l’intermédiaire du ministre de l’Intérieur et des Renseignements généraux et j’avais eu connaissance des faits suivants :

  • Le système de Boussouf comprenait une cinquantaine d’hommes jeunes et prêts à tout : torture, meurtre, etc.
  • Leur mission consistait à espionner tous les résidents algériens au Caire, ainsi que tous les responsables égyptiens qui s’occupaient de la cause algérienne, de même que les opposants tunisiens et marocains résidant en Egypte. Ils avaient été jusqu’à espionner mes propres services.
  • Les villas louées par Boussouf servaient en réalité de centres de torture et d’entrepôts de stockage d’armes ; le but évident de ces manœuvres était de terroriser les opposants algériens au Gouvernement provisoire.

Boussouf et ses services laissaient entendre aux algériens qu’il agissait en accord avec les autorités égyptienne, ce qui pouvait menacer la sécurité du pays.  Face à cette situation, j’avais demandé de mettre fin à cette anarchie et j’avais reçu l’autorisation de charger les Renseignement généraux de perquisitionner dans les locaux loués par Boussouf dans la banlieue du Caire et d’arrêter les porteurs d’armes non autorisés ainsi que de saisir les armes et le matériel stocké.

Dans la nuit du 21 au 22 février 1959, Boussouf vint me voir dans mon bureau, chercher des explications aux perquisitions. Je lui avais retourné la question et lui avais demandais les raisons pour lesquelles il avait transformé ces locaux de résidences en centres de torture et en dépôts d’armes clandestins, pourquoi ses hommes étaient porteurs d’armes sans autorisation légale.  

Je l’avais avisé que dorénavant je n’avais plus à être en contact direct avec le gouvernement algérien et que de ce fait il devait s’adresser à Kamel Rifât. Finalement, se sentant dans une impasse, Boussouf m’avait supplié de ne pas ébruiter cette affaire qui pourrait ternir gravement la réputation du gouvernement provisoire et la sienne en particulier. Je lui avais dit mes quatre vérités sur son système de terreur, les agissements menés par lui et ses hommes qui menaçaient la sécurité des citoyens et qui portaient atteinte à la souveraineté de l’Egypte.

Pour lui prouver que je savais tout de ses agissements, dès le début de l’entretien, je lui avais montré un plan de son organisation au Caire, avec les photos et les noms de ses membres. Boussouf s’effondra et me supplia d’intervenir en faveur de la libération de ses hommes détenus avec la promesse de leur faire quitter l’Egypte dès leur élargissement.

Je lui reprochais d’avoir piétiné les principes même de l’hospitalité en faisant espionner mon propre service.  Après son départ, je demandai à Kamel Rifât de libérer les hommes de Boussouf et de les expulser. Ainsi, le système de terreur de Boussouf avait été éliminé et la tranquillité était revenue dans les milieux algériens.

Fathi Al-Dib : Abdel Nasser et la Révolution Algérienne, éditions Saihi 1985, pages 403 - 407.

(*) Le titre choisi par le major Fathi Al-Dib pour ce chapitre est : « Le système de terreur de Boussouf et l’assassinat d’Allaoua Amira ». J’ai opté pour le titre d’un rab à l’autre pour dire deux choses qui me semblent importantes : A/ Ces faits sont régulièrement actualisés à tel point qu’à chaque fois où ils se produisent on a l’impression qu’ils sont inédits. Ce système bâti sur la terreur est aidé dans son travail d’entretien par le mépris que les algériens éprouvent pour leur propre histoire, une histoire qu'ils refusent de connaître et de discuter ; et B/ Je confirme ainsi que ceux qui se réclament du terrorisme de Boussouf Abdelhafidh et de son acolyte Ferhat Abbas n’exagèrent pas lorsqu’à chaque occasion ils trompètent : « nous sommes les dignes héritiers de la glorieuse… ». Ils ont parfaitement raison. Décrier Mohamed Mediene, Khaled Nezzar, Bachir Tartag dit la chignole, Mhenna Djebar, Hocine Abdelhamid dit Boulahya, Hadad Abdelkader dit el djen, Mohamed Fergane, Boualem Zidane et plus globalement « les hommes qui ont sauvé l’Algérie des griffes de l’hydre intégriste » d’un côté, et vénérer Abdelhafidh Boussouf, Ferhat Abbas, Krim Belkacem, Mohammedi Saïd, Ait Hamouda Amirouche, Amar Ouamrane, Ahcène Mahiouz dit Eichmann, Mohamed Boudiaf, Oufadel Ahmed dit Hmimi, Salah Hidjeb dit Vespa, Hamaï Mohand Oukaci et tous « les hommes qui ont libéré l’Algérie de la présence coloniale » est la preuve que l’algérien est un être irrationnel, fétichiste. Il se complait dans le voile d’illusions construit pendant l’été 1962, muleta qui l’empêche de comprendre son présent et de s’interroger moins bêtement sur son passé, proche et sanglant. A présent, nous sommes tous convoqués pour tresser des lauriers à un nouveau Rab et rendre le culte qu’ils méritent à ceux qui ont sauvé le pays « des griffes de la machiavélique îssaba ».  

Angle mort le 08 août 2022.