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Ce que Hocine Malti n'a pas osé écrire II

Suite et fin

Le lendemain, Genoud a sa lettre paraphée par Ben Bella, et il a jusqu‘au prochain anniversaire du soulèvement algérien donc jusqu’au 1er novembre 1963 pour mener à bien son projet. Muni de son précieux document, il s’envole dans les heures qui suivent pour Genève afin d’informer son partenaire de la Banque Commerciale Arabe (B.C.A.) Zouheir Mardam Bey, le fils de Jamil Mardam Bey, fondateur de la banque génevoise, qui s’enthousiasme. Les deux hommes dressent ensemble un plan de bataille.    

L’argent, ils essaieront de le trouver au Koweït : Zouheir Mardam a de très bonnes relations avec la famille régnante, les Jaber. Mais, avant de contacter ces derniers, il faut un bon montage. Pas question de se tourner vers les pétroliers. Il convient de chercher du côté des fournisseurs. S’agissant d’une très vaste opération, les gros fournisseurs ont déjà décidé de ne pas s’affronter et ont passé entre eux un accord d’association. Dans ce consortium figure le grand groupe allemand Thyssen, par le biais de sa filiale Phoenix-Rheinrohr International. Genoud y a deux excellentes entrées par son ami le représentant du BND à Alger, Hans Rechenberg, et par un autre vieil ami, Arthur Axmann, dernier chef de la Hitlerjugend, grand blessé de guerre qui s’est battu aux côtés d’Hitler jusqu’à la chute de Berlin. Genoud est fort bien reçu par les dirigeants de Phoenix-Rheinrohr International. Il leur propose de participer à la construction de ce premier oléoduc national au monde non pas à hauteur de 20 % comme prévu, mais de 100 %, car l’opération va constituer un précédent qui modifiera radicalement les pratiques habituelles. Genoud demande au consortium allemand de lui fournir en contrepartie les éléments qui lui permettront de convaincre ses interlocuteurs du Koweït. Phoenix-Rheinrohr International donne son accord.   

Conscient que le projet a maintenant de sérieuses chances d’aboutir, et avant de se rendre au Koweït, Zouheir Mardam et François Genoud tiennent à sensibiliser le président Ben Bella sur la nature explosive d’une telle affaire et les risques considérables qu’il va devoir assumer. Ils sont reçus longuement à la Villa Joly. Le numéro un algérien confirme à ses interlocuteurs qu’il est fermement décidé à livrer cette bataille.

Leu dossier bien ficelé, les deux banquiers peuvent partir pour Koweït City où ils sont immédiatement reçus par le cheikh Jaber Ahmed al-Jaber, ministre des finances et du pétrole, qui marque d’emblée son très vif intérêt pour le projet.

  • Pouvons-nous nous substituer aux pétroliers, prendre toute la responsabilité en reconnaissant évidemment à l’Algérie la place qu’elle escompte, soit 20 à 33 % ? demande le ministre.
  • Ce serait une faute psychologique et politique à l’égard de l’Algérie. Elle qui a tant souffert pour conserver et affirmer son arabité, sa foi islamique cent trente ans de domination, d’humiliations, huit ans d’une guerre atroce , enfin libre parmi la grande famille des pays arabes, mais exsangue, ressentirait fort mal qu’un pays frère vienne occuper la place de ses exploiteurs internationaux. Il faut au contraire l’aider à prendre en main le contrôle de ses richesses, répond Genoud, toujours prêt à adopter un ton de prédicateur quand il défend ses causes.

Finalement, le Koweïtien se range aux arguments des deux banquiers, tout en expliquant la difficulté que représente pour le Koweït l’octroi rapide d’un prêt supplémentaire de 6 à 7 millions de livres sterling à l’Algérie, alors en conflit avec le Maroc. Genoud et Mardam insistent sur le caractère d’urgence et proposent que les fonds soient versés à la Banque Commerciale Arabe (BCA) de Genève sur le compte de la Banque Populaire Arabe (BPA), étant entendu qu’ils seront utilisés par l’Algérie pour mettre seule sur pied la « Société algérienne pour le transport des hydrocarbures » dont le premier objectif sera la construction du troisième oléoduc algérien.   

Le 28 octobre, le président Ben Bella autorise par lettre la négociation et la conclusion du prêt avec le ministre du Koweït, ainsi que le transfert de son montant à la BCA de Genève.

Ces négociations se déroulent sous la malveillante attention des milieux technocratiques algériens (qui n’apprécient pas d’être exclus de cette importante décision) et d’un groupe d’actionnaires majoritaires de la BCA qui estiment ce projet trop dangereux dans la mesure où il attaque de front les intérêts des pétroliers. Dans le même temps, Genoud a tenu au courant Mohammed Khider, toujours responsable des finances du FLN et principal déposant du réseau bancaire. Bien qu’il soit déjà en opposition radicale avec Ben Bella, celui-ci donne son accord total à l’opération, « dans l’intérêt supérieur de l’Algérie ». Pour contrecarrer l’opposition au sein de la BCA, il va jusqu’à accepter de prendre le contrôle direct de la banque en acquérant en son nom propre la majorité de son capital. De cette façon, pour le compte du FLN, mais sous son nom, il devient l’opérateur d’un énorme projet autorisé puis assumé par son adversaire Ben Bella ! Khider confirme la proposition de Genoud de prendre 5 % du capital de la société à créer pour la construction de l’oléoduc.  

Dès l’origine, ce montage porte ainsi en lui des germes fatals.

Fin octobre 1963, tout est en place : l’Algérie est liée avec l’un des plus puissants aciéristes du monde, le groupe Thyssen, et a la certitude de disposer d’un crédit de 6.5 millions Livres sterling. Le 1er novembre 1963, le président Ben Bella peut annoncer la décision de l’Algérie, tout comme Nasser, sept ans plus tôt, avait proclamé sa décision de nationaliser le Canal de Suez.

La réaction de la France est immédiate et vive : plainte est déposée devant la Cour internationale de La Haye contre l’Algérie pour violation des accords d’Evian et une protestation est émise auprès du gouvernement de la République fédérale d’Allemagne. La Trapal et les sociétés pétrolières écartées réagissent elles aussi avec violence. Mais des réactions plus insidieuses se manifestent également contre le groupe bancaire promoteur.

La France bat rapidement en retraite : François Genoud avait pris la précaution de gagner à sa cause tout un groupe de relations animé notamment par son ami Jean Jardin. C’est à l’intérieur du système algérien que le projet fait des ravages. Les « experts financiers » et autres « technocrates du pétrole » conduits par Smaïl Mahroug, conseiller économique du président Ben Bella, et Belaïd Abdeslam, mettent tout en œuvre pour torpiller le projet initié par Genoud. Celui-ci, tel un prévenu, est convoqué devant Mahroug et ses homologues. Il lui est signifié qu’il n’est pas question de conclure un accord avec Phoenix-Rheinrohr sans avoir procédé à un appel d’offres en bonne et due forme. Genoud invoque les engagements moraux pris à l’égard de partenaires loyaux qui ont déjà déployé une aide décisive grâce à laquelle a pu être débloqué l’élément capital : le financement. Le Koweït a fait virer 6.5 millions de Livres Sterling, le 13 novembre 1963, à la BCA de Genève. « Rien n’y fit, se souvient Genoud. A ce niveau, ce sont toujours les rats qui font la loi. J’étais handicapé par le fait que tout s’était passé en confiance entre Ben Bella et moi. J’estimais ne pas pouvoir faire état de toutes mes démarches. Entre-temps, du fait de la crise au sein du FLN, les relations s’étaient sinon refroidies, du moins rafraichies entre Ben Bella et moi… »  

Sous la pression de l’Algérie, le Koweït exige de la BCA de Khider/Genoud le transfert des fonds destinés à la construction de l’oléoduc. L’Algérie reprend à son compte l’intégralité du projet en l’affublant d’un nom à peine différent la Sonatrach, Société nationale de transport et de commercialisation des hydrocarbures. Le groupe BCA/BPA (la banque du FLN) est évincé au profit d’une banque anglaise, Kleinwort-Benson Ltd, liée à la banque Leumi d’Israël. « Vous vous rendez compte qu’une banque arabe a été remplacée par une banque dont tout le monde savait qu’elle était un des bastions financiers du sionisme ! » enrage encore aujourd’hui Genoud. Quant à la firme Phœnix- Rheinrohr, elle doit céder sa place au britannique Constructors John Brown.    

Pierre Péan, « L’Extrémiste », Editions Fayard 1996   

Angle mort le 23/ 7/22