Aide-moi à le tuer

 

1- Contexte : 

Le 28 décembre 1956, d’une balle dans le cœur, Ali la Pointe tua Amédée Froger, la parfaite incarnation de l’Algérie française. Le lendemain, à peine le Président de l'Interfédération des maires d'Algérie et vice-président de l'Association des maires de France mis sous terre, des pieds-noirs organisèrent une chasse à l’arabe. La bataille de l’avion contre le couffin venait de commencer. 

Le 7 janvier 1957, sur ordre du ministre-résident en Algérie, le préfet d’Alger délègue au général Massu ses pouvoirs de police. La loi martiale est proclamée à Alger. Ses 8000 parachutistes ont carte blanche pour rétablir l’ordre colonial. En riposte, le 28 janvier 1957, le CCE ordonne aux commerçants algériens une grève de huit jours. En perspective, la XIe session de l’Assemblée générale des Nations Unies qui allait se tenir le 15 février. Le 23 février 1957 Benmhidi est arrêté. Deux jours plus tard, les quatre membres du CCE encore en liberté fuient Alger. Krim et Benkhedda filent en direction du Nord-constantinois où les reçoit Lakhdar Bentobbal qui les accompagne en Tunisie. Abane et Dahleb se terrent dans les casemates aménagées dans le massif montagneux de Chriâ par les dirigeants de la wilaya IV. Ils mettront trois mois pour arriver au Maroc, leur destination provisoire avant de rejoindre Benkhedda et Krim à Tunis. 

2- Témoignage de Bentobbal :

Passés quelques jours à Tunis où nous nous sommes rendus après notre sortie précipitée d’Algérie, Saâd Dahleb et Abbane Ramdane nous ont rejoints. C’était en juin 1957. Ils venaient du Maroc.  Peu de temps après, nous partîmes pour Tripoli, l’escale avant le Caire, notre destination. 

Nous n’étions pas informés de la position des dirigeants détenus en France depuis le détournement de l’avion qui les transportait vers Tunis le 22 octobre 1956.  A cette date, le CCE ne s’était pas encore réuni. Moi-même je n’étais encore qu’un chef de wilaya. Nous avons effectivement eu des discussions mais elles se faisaient à bâtons rompus ; elles n’étaient pas officielles. 

Au Caire, ce sont les égyptiens qui ont pris l’initiative de nous inviter en organisant un raout en notre honneur, plus cérémonial que politique. Ils avaient convié, ce jour-là, autour d’une même table, les membres du Conseil de la révolution égyptien et les représentants de l’Algérie combattante. C’était surtout un contact exploratoire entre personnes et groupes selon les affinités et les relations personnelles des invités. Manifestement, les égyptiens cherchaient un moyen pour amorcer les conversations sur les thèmes sensibles.

Quant à nous, à proprement parler, nous n’avions pas tenu de réunion aussitôt après notre arrivée mais nous eûmes quelques échanges qui nous avaient permis une évaluation sommaire de nos actions, un bilan préliminaire. J’avais rencontré Boussouf et Abbane. Je n’avais pas revu le premier depuis la rencontre des « 21 » dans la maison de Lyes Derriche le 23 juin 1954 à El-Madania, et le second depuis le congrès de la Soummam, tenu en août 1956. Bien que nous ayons fait le voyage ensemble, lors de notre fuite vers la Tunisie, Krim et moi, nous n’échangeâmes pas nos avis sur les questions politiques. 

Abbane avait demandé à me parler en particulier ; il me proposa une balade en ville et profita de la promenade pour me faire part de ses griefs contre Boussouf. Il jugea sa conduite dictatoriale et se plaignit de la discipline de fer imposée dans les bases du FLN-ALN au Maroc où l’organisation était si dure que même les contacts entre militants étaient impossibles. Par petits groupes, ils étaient cloisonnés et cloîtrés dans des villas. Ils ne se connaissaient pas. 

J’écoutais impassiblement les reproches que Abbane débitait avec un air censé être suffisamment grave pour qu’il suscitât des motifs d’écœurement de ma part. 

Abbane ne savait sûrement pas que les liens que j’avais avec Boussouf remontaient à l’adolescence. Il ignorait que nous étions dans les mêmes cellules du parti et que nous avions fui ensemble les poursuites de la police coloniale lors de la découverte de l’Organisation Spéciale en mars 1950. Manifestement, il n’était pas informé de la nature de mes relations faites d’une longue amitié avec Boussouf et il ne savait rien de mon passé de militant dans le PPA-MTLD. C’est ce qui expliquait la sévère accusation dressée froidement devant moi contre Boussouf et le macabre complot qu’il me proposa sans le moindre scrupule, une offre qui me choqua outrageusement. 

Après ce dur réquisitoire, Abbane enchaîna sur le verdict : 

- La révolution est maintenant entre nos mains, c’est nous qui la dirigeons. Il ne reste plus qu’un seul danger pour nous, c’est Boussouf et tu pourrais m’aider en l’éliminant. 

Je n’avalai pas le sinistre projet qu’il venait de me proposer mais je ne laissais rien transparaitre de ma révulsion. Tout en retenant mes émotions je lui demandai les raisons de cette machination.   

- Les gens se plaignent de lui. Il commet de nombreux abus. Son organisation n’est connue de personne, elle est entièrement souterraine. Il ne nous laisse contacter personne et, de ce fait, je ne lui fais pas confiance. Il est très fort. Il a entre les mains plus du tiers de l’Algérie et des moyens tels qu’il devient un danger pour nous. Il faut voir comment le supprimer. 

Ensuite, il entreprit à me lancer des fleurs : 

- Tu es un honnête militant, me dit-il ; tu t’es toujours dévoué pour la révolution. J’ai su à la Soummam que tu es intelligent, politisé…

La pommade d’Abbane était répugnante. Je m’abstins de réagir.  En mon for intérieur, je me disais que mon bonimenteur était venu après le déclenchement de la révolution et il cherche à liquider physiquement quelqu’un qui était présent aux préparatifs de la guerre de libération. De plus, ses arguments n’étaient pas convaincants. Les craintes d’Abbane est que Boussouf, comme il l’admet lui-même, soit un dirigeant fort et qu’il contrôle plus du tiers de l’Algérie. Ce ne sont pas là des motifs d’accusation. De plus, le découpage en zones a été fait avant novembre 1954, Boussouf l’a hérité. D’ailleurs la wilaya V conserva son étendue jusqu’à l’indépendance.

 

Lakhdar Bentobbal, Mémoires en friche

 


Angle Mort, le 10 Octobre 2021

 

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