Pourquoi nous nous accrochons au pouvoir ?
Totémisation, l’ultime enchaînement
Un officier de police donnait des instructions reçues de sa hiérarchie à Karim Tabbou convoqué le 04 mai 2022 au commissariat de police de Châteauneuf :
« A partir d’aujourd’hui, exprimez-vous dans vos limites, ne parlez plus du Président ou des institutions…pensez à vos enfants et votre épouse, sinon vous serez malmené et ils le seront avec vous ».
En l’absence de l’objet de vénération dans une communauté renvoyée à son état primitif les souffrances du fétichiste sont insupportables. Sur ce type de frustration, psychanalystes et psychologues ont écrit beaucoup de choses. Ce qu’on sait le moins, c’est la souffrance des fonctionnaires gardiens de l’objet d’adoration lorsque celui-ci est démonétisé. Dès qu’un Totem est dévalorisé, ses serviteurs sont ipso facto ruinés matériellement et symboliquement. Ils n’existent que par et pour lui. Leur supplice est tel qu’ils sont prêts à enlever, emprisonner, humilier et tuer la personne qui s’active à les priver des profits qu’ils tirent traditionnellement de leur statut de serviteurs du Totem. Ils peuvent aller jusqu’à martyriser la famille de l’hérétique. Cette barbarie donne une idée sur la détresse qu’endurent ces personnels à la simple idée qu’ils soient dépossédés des bénéfices qu’ils tirent de leurs juteuses servitudes.
Le Covid-19 a fortement sapé le hirak. Une partie importante de la dissidence, celle du nombre de marcheurs hebdomadaires et des slogans criés dans les rues, est remportée par le « pouvoir ». Yetnahaw gaâ, moukhabarate irhabiya, généraux à la poubelle, Tebboune jabouh el âskar, klitou lenbled ya serraqine sont des formules qui ont fait très mal aux personnels dirigeants, entièrement délégitimés, méprisés à haute voix. Il reste à présent la manche décisive. Les gardiens pensent que le coup de grâce qu’ils doivent donner au hirak consistera à contraindre par tous les moyens les chefs de file du hirak à refouler leur hostilité envers « le président et les institutions » (comprendre l’armée) avant de les amener à les aimer.
O’Brien :
« Alors, pourquoi se donner la peine de me torturer ? » pensa Winston dans un moment d’amertume. O’Brien arrêta sa marche, comme si Winston avait pensé tout haut. Son large visage laid se rapprocha, les yeux un peu rétrécis.
– Vous pensez, dit-il, que puisque nous avons l’intention de vous détruire complètement, rien de ce que vous dites ou faites ne peut avoir d’importance, et qu’il n’y a aucune raison pour que nous prenions la peine de vous interroger d’abord ? C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ?
– Oui, dit Winston.
O’Brien sourit légèrement.
– Vous êtes une paille dans l’échantillon, Winston, une tache qui doit être effacée. Est-ce que je ne viens pas de vous dire que nous sommes différents des persécuteurs du passé ? Nous ne nous contentons pas d’une obéissance négative, ni même de la plus abjecte soumission. Quand, finalement, vous vous rendez à nous, ce doit être de votre propre volonté. Nous ne détruisons pas l’hérétique parce qu’il nous résiste. Tant qu’il nous résiste, nous ne le détruisons jamais. Nous le convertissons. Nous captons son âme, nous lui donnons une autre forme. Nous lui enlevons et brûlons tout mal et toute illusion. Nous l’amenons à nous, pas seulement en apparence, mais réellement, de cœur et d’âme. Avant de le tuer, nous en faisons un des nôtres. Il nous est intolérable qu’une pensée erronée puisse exister quelque part dans le monde, quelque secrète et impuissante qu’elle puisse être. Nous ne pouvons permettre aucun écart, même à celui qui est sur le point de mourir. Anciennement, l’hérétique qui marchait au bûcher était encore un hérétique, il proclamait son hérésie, il exultait en elle. La victime des épurations russes elle-même pouvait porter la rébellion enfermée dans son cerveau tandis qu’il descendait l’escalier, dans l’attente de la balle. Nous, nous rendons le cerveau parfait avant de le faire éclater. Le commandement des anciens despotismes était : « Tu ne dois pas. » Le commandement des totalitaires était : « Tu dois. » Notre commandement est : « Tu es. » Aucun de ceux que nous amenons ici ne se dresse plus jamais contre nous. Tous sont entièrement lavés. Même ces trois misérables traîtres en l’innocence desquels vous avez un jour cru – Jones, Aaronson et Rutherford – finalement, nous les avons brisés. J’ai moi-même pris part à leur interrogatoire. Je les ai vus graduellement s’user, gémir, ramper, pleurer et à la fin ce n’était ni de douleur ni de crainte, c’était de repentir. Quand nous en avons eu fini avec eux, ils n’étaient plus que des écorces d’hommes. Il n’y avait plus rien en eux que le regret de ce qu’ils avaient fait et l’amour pour Big Brother. Il était touchant de voir à quel point ils l’aimaient. Ils demandèrent à être rapidement fusillés pour pouvoir mourir alors que leur esprit était encore propre.
[…]
– Vous comprenez assez bien comment le Parti se maintient au pouvoir. Dites-moi maintenant pourquoi nous nous accrochons au pouvoir. Pour quel motif voulons-nous le pouvoir ? Allons, parlez, ajouta-t-il, comme Winston demeurait silencieux.
Pendant une minute ou deux, néanmoins, Winston n’ouvrit pas la bouche. Une impression de fatigue l’accablait. La lueur confuse d’enthousiasme fou avait disparu du visage d’O’Brien. Il prévoyait ce que dirait O’Brien. Que le Parti ne cherchait pas le pouvoir en vue de ses propres fins, mais pour le bien de la majorité ; qu’il cherchait le pouvoir parce que, dans l’ensemble, les hommes étaient des créatures frêles et lâches qui ne pouvaient endurer la liberté ni faire face à la vérité, et devaient être dirigés et systématiquement trompés par ceux qui étaient plus forts qu’eux ; que l’espèce humaine avait le choix entre la liberté et le bonheur et que le bonheur valait mieux ; que le Parti était le gardien éternel du faible, la secte qui se vouait au mal pour qu’il en sorte du bien, qui sacrifiait son propre bonheur à celui des autres. Le terrible, pensa Winston, le terrible est que lorsque O’Brien prononçait ces mots, il y croyait. On pouvait le voir à son visage. O’Brien savait tout. Il savait mille fois mieux que Winston ce qu’était le monde en réalité, dans quelle dégradation vivaient les êtres humains et par quels mensonges et quelle barbarie le Parti les maintenait dans cet état. Il avait tout compris, tout pesé, et cela ne changeait rien. Tout était justifié par le but à atteindre. « Que peut-on, pensa Winston, contre le fou qui est plus intelligent que vous, qui écoute volontiers vos arguments, puis persiste simplement dans sa folie ? »
– Vous nous gouvernez pour notre propre bien, dit-il faiblement. Vous pensez que les êtres humains ne sont pas capables de se diriger eux-mêmes et qu’alors…
Il sursauta et pleura presque. Il avait été traversé d’un élancement douloureux. O’Brien avait poussé le levier du cadran au-dessus de 35…
– C’est stupide, Winston, stupide, dit-il. Vous feriez mieux de ne pas dire de pareilles sottises.
Il recula la manette et continua :
– Je vais vous donner la réponse à ma question. La voici : le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir. Le bien des autres ne l’intéresse pas. Il ne recherche ni la richesse, ni le luxe, ni une longue vie, ni le bonheur. Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. Ce que signifie pouvoir pur, vous le comprendrez tout de suite. Nous différons de toutes les oligarchies du passé en ce que nous savons ce que nous voulons. Toutes les autres, même celles qui nous ressemblent, étaient des poltronnes et des hypocrites.
« Les nazis germains et les communistes russes se rapprochent beaucoup de nous par leur méthode, mais ils n’eurent jamais le courage de reconnaître leurs propres motifs. Ils prétendaient, peut-être même le croyaient-ils, ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur, et seulement pour une durée limitée, et que, passé le point critique, il y aurait tout de suite un paradis où les hommes seraient libres et égaux.
« Nous ne sommes pas ainsi. Nous savons que jamais personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir. Commencez-vous maintenant à me comprendre ? »
Georges Orwell : 1984, Editions Gallimard 1949