Changement de maîtres
Le 14 juin 1940, la Wehrmacht paradait sur les Champs-Elysées. La France venait de changer de mains. Le lendemain, avec armes et bagages, la Police des Renseignements Généraux passa naturellement sous la coupe de l’Abwehr de Wilhelm Canaris, le mythique amiral allemand. Près d’un million de dossiers et trois millions de cartes de renseignement tombent entre les mains du colonel Friedrich Wilhelm Baumeister alias Rudolph, chef de l’Abwehr pour la France, et ses deux adjoints : les colonels Friedrich Garthe alias Arnold et Oscar Reile, l’arrogant chef de la section III-F.
Le capitaine Richard Christmann, de père allemand et de mère lorraine, était un agent de la section III-C2, le service de contre-espionnage que commandait le redoutable lieutenant-colonel Hermann Giskes. Il y passera 15 mois avant de se rendre aux Pays-Bas en septembre 1941 où Giskes fut affecté pour réformer la section III-F jugée peu efficace jusque-là. En Hollande, cette section mena l’Opération Pôle-Nord, appelée aussi Englandspiel, l’une des opérations du contre-espionnage allemand les plus réussies contre le Special Operations Executive (SOE) britannique.
Avant d’accompagner Giskes pour la Hollande, Richard Christmann alias Arno eut pour mission la surveillance d’une partie des entrailles de la France : les maisons de tolérance fréquentées par des officiers de la Wehrmacht et par des clients qui avaient des relations d’affaire avec l’appareil industriel allemand.
Avant la guerre, il avait servi comme légionnaire au Maroc, en Algérie et en Tunisie où il s’était fait une réputation de noceur. Les maisons closes, les gourbis de passe et leurs clientèles n’avaient aucun secret pour lui. A Paris, pendant un temps, il avait frayé avec la vermine des bas-quartiers. Sa connaissance de ces boyaux le prédisposait à exploiter efficacement les mœurs qui animent la lie d’une société en décomposition avancée. A son avantage aussi, les quelques mots d’arabe qu'il baragouinait. Richard Christmann établit son poste d’observation pendant un temps au sein même du célèbre One-Two-Two, qui, avec Le Chabanais, étaient les lupanars les plus luxueux d’Europe. Les confidences se font facilement dans ces lieux qui, de tout temps, font bon ménage avec l’espionnage. Il porta aussi son intérêt à Al-Djazaïr, un cabaret appartenant à un algérien. Cet établissement était fréquenté par une clientèle arabe fortunée et par des européens en mal d’exotisme. Tout autant que les lieux de plaisir, la Mosquée de Paris était une source d’information non négligeable.
Plus que les espaces de divertissement, Christmann alias Arno concentra son attention sur la communauté musulmane immigrée de France. Il consulta en premier les fiches de renseignement sur les nationalistes et les révolutionnaires maghrébins les plus en vue sur le sol français et flanqués de la mention « anti-français » par la Police des Renseignements Généraux. Il n’avait pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour les connaitre de plus près. Bien avant la guerre, le Comité d’Action Révolutionnaire Nord-Africain, un groupement créé vers fin 1938 par des militants du PPA était favorable au rapprochement avec le Reich. En juillet 1939, sept d’entre eux se rendirent à Berlin pour proposer leur collaboration en échange d’appuis politiques et des aides matérielles à l’obtention de l’émancipation de la domination coloniale. Pendant « deux semaines des spécialistes entraînèrent leurs hôtes algériens aux techniques de la guérilla à la manœuvre des explosifs et au sabotage des installations industrielles » (et ici). Ils ne reçurent jamais les armes promises par les dirigeants nazis ni par les fascistes italiens mais juste un peu d’argent pour les faire patienter et continuer à les manœuvrer. Une réédition de la désastreuse expérience des grisants mirages miroités par Henri McMahon, Haut-commissaire britannique en Egypte, à la face de Hossein Ben Ali, le nigaud Cherif de la Mecque, 23 années plus tôt.
En prison d’août 1938 à août 1939, Messali avait opposé une fin de non-recevoir à Mohammed El-Maâdi, parti chercher son accord au projet des fondateurs du CARNA. Ils avaient tous été exclus du PPA par le président du Parti hostile à tout rapprochement avec l’Allemagne nazie. Comme il rejettera quelques semaines plus tard le marché de dupes proposé par le colonel Paul Schœn, le directeur du Service des Liaisons Nord-Africaines (SLNA) : sa libération contre un télégramme de soutien à la reconduction pour un second septennat d’Albert Lebrun, l’homme du parti colonial et incarnation du choix de la défaite (et ici).
La position intransigeante de Messali vis-à-vis de l’Allemagne hitlérienne et de l’Italie mussolinienne était certainement dictée par les échos qui lui parvenaient de ses amis luxemburgistes, notamment Daniel Guerin le socialiste libertaire qu’il connaissait depuis 1934. L’écrivain et militant anticolonialiste français est l’auteur d’articles rédigés lors de ses périples dans une Allemagne enfoncée dans la misère. Le première voyage fut effectué en auto-stop au cours de l’été 1932 et le second accompli à bicyclette au printemps 1933. Ses notes de voyages seront publiées en 1936. Passé inaperçu à sa parution, « Sur le Fascisme — la peste brune. Fascisme et grand capital » deviendra un classique lorsque la démence et la lâcheté feront plus de 70 millions de morts, dont 28 rien que dans l’ex-Union soviétique.
L’entrée des troupes allemandes en France poussa instinctivement plusieurs centaines de maghrébins à se rapprocher des allemands. Certains d’entre eux étaient attirés par d’alléchantes soldes proposées par des partis français collaborationnistes tels le RNP de Marcel Déat et le PPF de Jacques Doriot. Ces volontaires étaient pour la plupart recrutés dans les milieux de la pègre et des militaires en fin de carrière. D’autres par contre s’étaient liés aux allemands dans l’espoir d’obtenir des soutiens politiques et des aides matérielles au projet d'émancipation de la présence coloniale. C’était le cas des quelques militants du Parti du Peuple Algérien, du Parti de la Réforme Nationale du marocain Abdelkhaleq Torres et de toutes les figures importantes du Néo-Destour tunisien. Tous avaient collaboré jusqu’au bout avec l’Abwehr. Bourguiba s’acoquina un temps avec l'OVRA, la police politique de Benito Mussolini, avant sa rencontre en 1943 avec Hooker Doolittle, consul américain en Tunisie, qui, sans grande difficulté, parvint à le retourner en faveur des américains.
Cet emballement pour le Reich était une aubaine pour l’Abwehr. Elle enrôla des volontaires enthousiastes comme mouchards et propagandistes. Leur rêve indépendantiste ne dépassa pas le stade de projet. Il avait heurté deux écueils insurmontables. Le premier est l’Accord Ha’avara. Conclu le 25 aout 1933, l’accord portait sur le transfert des juifs d’Allemagne et de leurs capitaux vers la Palestine. Il avait commencé au mois de mai, à peine trois mois après l’intronisation d’Hitler aux fonctions de Chancelier, le 30 janvier 1933. C’est grâce à cet “accord exceptionnellement généreux″, tenu secret et sous-médiatisé à ce jour, que l’Allemagne hitlérienne posa les fondations de l’Etat d’Israël. L’autre obstacle était Otto Abetz, l’ambassadeur allemand à Paris. Il s’était fermement opposé à l’idée de former et d’armer des groupes indépendantistes maghrébins. Francophile, il recherchait une alliance entre les armées française et allemande et refusait de ce fait de s’aliéner la parfaite collaboration du gouvernement français tourmenté par l’idée de perdre son empire colonial. Après tout, avec les protocoles de Paris signés le 28 mai 1941 par Abetz et l’amiral Darlan, l’ambassadeur du Reich obtenait des français ce qu’il voulait en Afrique du Nord et en Syrie sans recourir inutilement au concours des Nord-africains, jugés poids morts politiques, militaires et géopolitiques.
En juillet 1940, des nationalistes algériens avaient reçu des allemands un émetteur radio de grande puissance et avaient fondé Radio-Mondial, une réplique de Radio-Bari, l’arme radiophonique créée par les italiens en 1934 en direction des peuples arabes de la méditerranée et contre laquelle les britanniques avaient riposté par la création de la BBC Arabic en 1938. Tout comme les programmes diffusés sur les ondes de Radio-Brindisi, une station financée par les allemands et où se dévouait le fameux Béchir M'hedhbi directeur de la rédaction de L’Action Tunisienne, journal créé en 1932 par le futur Combattant Suprême (la page Wikipédia est muette sur la période 1934 - 1956), les émissions de Radio-Mondial sont naturellement germanophiles, hostiles aux britanniques, aux français et aux communistes. La guerre des médias faisait rage et continue à ce jour de faire rage. Richard Christmann participe également au lancement du journal Er-Rachid, un hebdomadaire en langue arabe qui tirait à 30000 exemplaires et que dirigeait Mohamed El-Maâdi, officier algérien de l’armée française radié en 1937 pour sympathie nazie.
Arrêté en juin 1946, Christmann passera quatre mois en détention dans le quartier réservé aux musulmans collaborateurs de la prison de Fresnes où il retrouva Béchir M’hedhbi, ancien agent de l’Abwehr, chef de la section tunisienne du Bureau de propagande nazie du Comité Abderrahmane Yassine à Paris. Des informations compromettantes en sa possession sur des responsables de la résistance française avaient probablement joué en faveur de sa libération. Il ne pouvait pas moisir longtemps en prison. Une nouvelle mission l’attendait.
Encore de nouveaux maîtres.
Le 20 mars 1956 la Tunisie accédait à l’interdépendance et le 1er avril 1956, l’Organisation Gehlen, le service de renseignement extérieur allemand destiné à espionner l’Europe de l’Est, fut restructuré et rebaptisé BND. Son champ d’action s’étendait désormais aux pays arabes. Dictée par la CIA, cette nouvelle division du travail fut imposée à la suite de deux revers : 1/ La chute du général Mohamed Naguib, l’homme des américains, et l’émergence du colonel Nasser et 2/ le début d’une grave crise politique au Proche-Orient qui allait se prolonger par la nationalisation du Canal de Suez en juillet 1956 et qui aboutit à l’agression israélo-franco-britannique sur l’Egypte d’octobre-novembre 1956.
Le général Wolfgang Langkau, responsable du service stratégique du BND, eut pour mission de construire de solides relations de coopération avec le Mossad israélien, un puissant partenaire. Le général Hans-Heinrich Worgitzky, premier vice-président du BND, devait quant à lui trouver et exploiter les atomes crochus possibles avec les services de renseignement encore embryonnaires des pays arabes. Ces derniers croyaient naïvement pouvoir obtenir des allemands ce qu’ils n’avaient pas trouvé auprès du Reich. D’un commun accord, Worgitzky et Giskes avaient désigné Richard Christmann alias Salah alias Markus premier résident du BND en Tunisie. Il n’était pas en terre inconnue. A Tunis, avec les anciens agents de l’Abwehr dont les nombreux cadres du Néo-Destour qui vont jouer les premiers rôles dans la Tunisie “indépendante″, Salah-Markus parvint rapidement et facilement à bâtir un solide réseau d’informateurs et d’honorables correspondants faits de ministres et de hauts fonctionnaires tunisiens et à s’imposer comme conseiller militaire du FLN Algérien…
A suivre.
Angle Mort le 11/1/2023