Stay-Behind, les couveuses.
Le colonel Reinhard Gehlen est chef du Service de renseignement sur les armées étrangères de l’Est (FHO) depuis le 1er avril 1942. Dès lors, le service de renseignement militaire du Commandement suprême de la Wehrmacht (OKW), commandé par le légendaire amiral Wilhelm Canaris, collecte les informations sur les atouts et les handicaps de l’Union soviétique, dont c’était la mission, et les remettait au FHO du colonel Gehlen dont la charge est l’analyse des renseignements obtenus et la planification des combats. La coopération entre les deux services est presque parfaite. Peu de temps après, « l’espion du siècle », promu entretemps général-major, s’entoura du jeune capitaine Gerhard Wessel et du major Heinz Danko Herre, deux officiers aux capacités d’analyse reconnues, et du commandant Hermann Baun, un russophone natif d’Odessa. A la fin de la guerre, avec d’autres officiers nazis et à la demande des américains, ces trois hommes joueront un rôle essentiel pendant la guerre froide. Ils seront les futurs fondateurs de l’Organisation Gehlen (OG) en juin 1946 puis, à partir du 1er avril 1956, à l’origine de la création du BND, le service de renseignement extérieur de l’Allemagne fédérale.
En face des allemands, il y avait d’habiles manœuvriers soviétiques. Ivan Illitch, le chef du GRU (le renseignement militaire soviétique) et Pavel Soudoplatov, chef du contre-espionnage au NKVD, arrivent à faire avaler plusieurs couleuvres aux allemands. C’est le cas notamment lors de la brillante Opération Monastère (et ici ) où l’agent Alexandre Demianov alias Heine parvint à berner les allemands pour lesquels il était censé travailler et leur causer le désastreux revers de la Bataille de Koursk (5 juillet—23 août 1943) (et ici ), déroute dont ils ne se relèveront plus. Demianov était si brillant qu’il parvint à obtenir des distinctions russes et…allemandes !
Pour de nombreux officiers allemands, dont Reinhard Gehlen, la fin humiliante de cette célèbre bataille —la plus grande confrontation de chars de tous les temps- à laquelle les officiers nazis avaient donné le nom de code Opération Zitadelle — signifiait que le chant du cygne du Reich était proche. Secrètement, Hitler et ses proches conseillers se mirent à nourrir l’espoir de sauver l’Allemagne en arrangeant avec les britanniques une alliance antisoviétique. « Ils s’accrochaient à l’idée illusoire que les britanniques pourraient reconsidérer leurs objectifs de guerre, effrayés de voir s’installer en Europe de l’Ouest des communistes » (1). Cette idée n’était pas tout à fait fantaisiste comme on le verra dès la capitulation de l’Allemagne, le 9 mai 1945, et celle du Japon, le 15 août. En Extrême-Orient, le 16 août, Joukov, le maréchal soviétique qui faisait trembler tout le monde, avait obtenu la reddition de l’armée du Kwantung et s’apprêtait à pousser son audacieuse offensive sur Hokkaido, la grande île du nord de l’archipel nippon. C’est ce terrifiant projet qui affola les japonais beaucoup plus que les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki par les américains les 6 et 9 août 1945 et les poussa dans les bras du général étasunien Douglas MacArthur le 02 septembre 1945.
Viscéralement anti-communiste, Reinhard Gehlen et ses collaborateurs choisirent leur camp parmi les deux blocs vainqueurs de la guerre dès qu’il eurent vent des intentions des Alliés : 1/ partage de l’Allemagne, une idée envisagée à la Conférence de Téhéran en novembre 1943 ; 2/ programme qui devait ramener l’Allemagne à l’âge de pierre, plan proposé par Henry Morgenthau à son ami Roosevelt et à Churchill lors de la Conférence de Québec en septembre 1944 et 3/ le plan de partage de l’Europe en zones d’influence décidé à la Conférence de Moscou en octobre 1944.
Le général-major et Wessel, son assistant, planchèrent alors sur un projet alternatif : copier sur microfilms tous les documents d’archives faits de rapports et d’études du FHO et les transporter secrètement dans une dizaine de grandes caisses vers une planque qu’ils sont six officiers et trois assistantes à connaître. Un trésor sans pareil qui servira comme monnaie d’échange avec les américains qui, le moment venu, seront tout heureux de disposer d’une abondante banque de connaissances sur le nouvel ennemi, le bloc de l’Est, et de toute une armée d’espions et d’analystes éprouvés. Le FHO devait continuer à fonctionner dans la clandestinité même après l’occupation de l’Allemagne. L’autre tâche à laquelle s’attelèrent les allemands est la création de formations militaires composées de soldats russes faits prisonniers et retournés, de déserteurs et de volontaires opposés au régime communiste. Les plus connus de ces groupes sont l’Armée Russe de Libération d’Andrei Vlassov, un général russe capturé en 1942 et qui proposa aux allemands de former une armée de supplétifs qui, des années plus tard, servira de modèle à l’Armée Syrienne Libre du colonel Riyad Moussa al-Asâad, les Frères de la Forêt, les unités composées d’agents secrets et de résistants commandées par le lieutenant-colonel Otto Skorzeny et enfin les Werwolf, un corps franc comme les allemands savent en faire depuis toujours.
Toutes ces formations devaient servir derrière les lignes ennemies et continuer la résistance après la défaite définitive en recourant au sabotage, aux attentats terroristes, à la désinformation et à l’espionnage. Les britanniques avaient mis en place des structures identiques sur l’ensemble du territoire s’il venait à être occupé par les allemands. Le concept de Stay-Behind est un concept britannique. Dès sa création en juillet 1940, le Special Operations Executive (SOE) sera l’archétype des armées secrètes de l’Europe occidentale que l’Otan, à sa création en 1949, renforcera en prévision d’une hypothétique invasion soviétique, déferlement qu’on faisait accroire pour imminant. En attendant l’occupation communiste, ces Gladio britanniques et allemands fusionneront pour mener une impitoyable guerre secrète contre les partis communistes et syndicats ouvriers de l’Europe de l’Ouest, tous perçus comme la cinquième colonne de l’Union soviétique, décrété ennemie du ‟Monde libre″.
A la fin de la guerre, de nombreux officiers nazis furent blanchis et réengagés pour piloter la guerre secrète contre les communistes et contre les nationalistes proches de l’Egypte nasserienne. Le panarabisme faisait autant peur que le bolchévisme. Dans la RFA, le FHO du major Gehlen est reconduit. Il s’appela l’Organisation Gehlen (OG) avant de porter le nom de BND en 1956. Sa mission était de reconstruire le service de renseignement extérieur allemand et de sous-traiter la guerre froide au profit des Etats-Unis et de l’Otan.
Absous de ses nombreux crimes de guerre, Klaus Barbie fut chargé par les américains de bâtir le Gladio allemand, mission qu’il accomplit de 1947 à 1951 avant d’être exfiltré et dirigé vers l’Amérique du Sud où il poursuivra son apostolat terroriste. Paul Dickopf, officier nazi retourné par la CIA en 1947, fut désigné directeur de l’Office fédérale de la police criminelle (BKA) où il recruta ses anciens collègues SS. La CIA était si satisfaite de son travail d’informateur qu’elle le promut président d’Interpol en 1968.
Le colonel Hermann Giskes, chef du contre-espionnage militaire allemand pendant la guerre, auteur de la célèbre Opération Pôle Nord (2), manœuvre qui avait duré près de deux années et pendant laquelle il s’était joué du SOE britannique, concepteur aussi de l’Opération Heinrich où il réussit à tromper le général Courteney Hodges, commandant la 1ère armée américaine lors de la bataille des Ardennes, était retenu par la CIA pour diriger un réseau d’informateurs en Europe et en Afrique du Nord. Georg Federer fut désigné ambassadeur au Caire et, dès l’indépendance de la Tunisie, Werner Gregor était nommé ambassadeur à Tunis, tous deux d’anciens de l’Abwehr. Richard Christmann alias Markus, résident du BND en Tunisie, s’était vu confier la mission de bâtir les services de renseignements tunisiens et de conseiller le FLN. Pourquoi lui et pas quelqu’un d’autre ?
A suivre.
Notes :
1— Michael Mueller et Erich Schmidt-Eenboom : Histoire des services secrets allemands, éditions Nouveau Monde 2009.
2— Roger Faligot : Markus, espion allemand, éditions Messidor/Temps Actuels 1984
Angle Mort le 22/12/22