Abane, le tribunal du peuple.

« Il y a quelques jours, Abane Ramdane militant notoire du mtld-ppa, ex-secrétaire des services civils de la commune mixte de Châteaudun-du-Rhumel, rencontra à la gare de Mechta un fonctionnaire de cette commune et lui déclara au cours de la conversation :

  • Je vais remonter le moral de nos militants à Tébessa, Guelma et Souk Ahras.

« Puis il reprocha à ce fonctionnaire son attitude loyale envers la France et lui déclara :

  • Les gens comme toi sont des traitres à la Cause Algérienne, aussi vous serez jugés par un tribunal du peuple et vous pairez votre trahison. Nous donnerons à choisir aux français entre la valise ou le cercueil ; mais pour les traitres musulmans, le châtiment sera beaucoup plus dur. Ils seront tous traduits devant le tribunal du peuple et ils paieront durement leur trahison.  

Ce qu’il faut retenir en premier de ce rapport estampillé secret et destiné au cabinet du préfet de Constantine, à la direction centrale du SLNA, au 2ème Bureau et à la Police des Renseignements Généraux (PRG) est la date : le 22 avril 1950. Elle est précieuse parce que le contexte général est funeste. L’auteur y rapporte une conversation qui eut lieu quelques jours avant la rédaction de son rapport, probablement aux alentours des 10/15 avril entre Abane Ramdane et celui qu’il qualifie de traitre.  

Que se passait-il en ces moments-là précisément ? Depuis le 18 mars 1950, le PPA-MTLD était en train de vivre la plus grande crise de son histoire. C’était le démantèlement de l’Organisation Spéciale (O.S), le bras armé sur lequel il s’était appuyé depuis le congrès de février 1947 à Alger pour obtenir l’indépendance du pays. A Zeddine (Aïn Defla), en décembre 1948, le Comité Central avait mis en place les structures nationales et régionales de l’Organisation qui devaient préparer le coup d’envoi à l’insurrection armée. La crise berbériste de 1949 l’avait sérieusement désarçonné mais pas au point de menacer son existence comme ce sera le cas avec l’affaire dite de Tébessa quelques mois plus tard. Sa disparition sera définitive en 1953/1954.  

Au matin du 9 mai, l’autocar qui fait Constantine-Tébessa et à bord duquel voyage Yahia Farès, fait un arrêt à Youks-les-Bains (Hammamet). Le responsable de l’OS à Tébessa descend prendre un café. Des policiers montés dans le car pour une inspection fortuite fouillent les poches de sa veste laissée sur le siège et découvrent des documents internes du Parti. Farès, qui avait sûrement suivi la scène de loin, prit la poudre d’escampette. C’est l’alerte générale. Le même jour, Amor Ghezali, le militant qui avait remplacé Abdelkader Khiari dit el-Haïm démissionnaire en septembre 1949 de ses responsabilités de chef de daïra du PPA-MTLD à Tébessa, fut interpellé à la gare de Youks-les-Bains. Comme Yahia Farès, lui aussi revenait d’une rencontre à Constantine.  Les policiers le pressèrent de leur révéler le refuge de Yahia Farès.  Ghezali fait le témoignage qui suit :

Du fait de mon arrestation et des recherches effectuées par la police pour retrouver Farès, les responsables locaux de Tébessa, aussi bien de l’Organisation Politique (OP) que de l’Organisation Spéciale (OS) accusèrent Khiari de trahison, au motif que j’étais son remplaçant à la tête de la daïra de Tébessa. Une réunion d’urgence des permanents de l’OS de la wilaya de Constantine se tint sous la présidence de Larbi Ben M’hidi et il y fut décidé hâtivement, sans preuve aucune, de mener une expédition punitive contre Khiari.

 Sur de simples soupçons de trahison, Larbi Benmhidi dépêcha un commando composé de Didouche Mourad, Mohamed Benzaïm, Brahim Adjami, Ben Mostefa Benaouda, Ahmed Madoui, Abdelbaki Bekouche et le chauffeur du véhicule Ahmed Bellili pour dresser un guet-apens à Abdelkader Khiari, l’homme qui avait fait de Tébessa une citadelle du PPA-Mtld, et le tuer. Le 18 mars, le commando se précipita pour exécuter la mission. Le groupe des 7 parvint à le piéger et à le kidnapper. Trop nombreux dans la voiture et sûrement tous très agités, le chauffeur perdit le contrôle du véhicule et percuta un arbre. Lynché, Abdelkader Khiari est laissé pour mort.  Le soir même, deux membres du commando furent appréhendés. C’est là que commença la rapide décapitation de l’OS. Tortures, aveux en série et, en un tour de main, la cascade des arrestations s’étendit de Tébessa jusqu’à Maghnia, à l’autre extrémité du pays !     

Des documents importants d’un parti à moitié clandestin et à moitié légal laissés dans une veste négligemment abandonnée dans un autocar puis une décision prise avec beaucoup de légèreté par Benmhidi et ses camarades puis maladroitement exécutée sont les actes insensés qui avaient conduit à la destruction du bras armé du PPA-Mtld. Au 31 mars 1950, soit treize jours seulement après les premières interpellations, 155 activistes étaient capturés et au 15 mai 1950, le nombre de militants appréhendés dépassait les 500. Une hécatombe.   Inconscience des dirigeants, sévices physiques de toute nature des policiers sur les activistes arrêtés et délation des mouchards infiltrés dans le Parti étaient les ingrédients d’un cocktail mortel.   

Il est donc clair qu’entre le 18 mars et le 15 mai les polices des trois départements d’Algérie et les bataillons de mouchards dissimulés dans les moindres interstices avaient l’œil et l’oreille en état d’alerte rouge. En ligne de mire : les paramilitaires de l’OS. Dans cette ambiance faite d’angoisse, de suspicion, un simple militant se fait discret, fait le mort pour parer les mauvais coups, protéger ses camarades en clandestinité et préserver ce qui reste de l’Organisation le temps de dépasser le cap des dangers. C’est la règle pour un activiste de base, à plus forte raison lorsque le militant assume des responsabilités zonales ou régionales.  Pourquoi Abane s’était-il aventuré à révéler au traitre ses destinations (Tébessa, Guelma, Souk Ahras), sa mission (remonter le moral des militants encore en liberté), de le provoquer en promettant aux traitres de les traduire devant le tribunal du peuple et de les menacer de durs châtiments ? Pensait-il que son interlocuteur allait prendre peur de mourir en traitre, alerter les autres félons et rallier en masse le PPA-Mtld pour militer aux côtés des indépendantistes ou paniquer et le moucharder au plus vite auprès de la police qui se chargerait de suivre ses traces, repérer ses contacts et les alpaguer ?

 

Abane valise cercueil

Angle mort le 30 octobre 2022